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Corps nouveaux, une exposition au CAC La Traverse

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« Je me propose de dire la métamorphose des formes en des corps nouveaux », voici comment Ovide ouvre son poème intitulé Les Métamorphoses, dont la composition débute en l’an 1 de notre ère, en une époque et un lieu où les imaginaires ne sont pas encore structurés autour d’un Dieu unique (1).Les récits enchâssés d’Ovide conduisent en un souffle depuis la création de l’univers jusqu’au règne de l’Empereur romain Auguste. Pas un silence ne vient interrompre ce carmen perpetuum (2) ; la puissance de la matière vivante entraîne les mots, infatigable. On y sent tout l’élan du poète qui s’accorde l’ivresse des commencements et la renouvelle sans cesse.

Par la fluidité de ses descriptions, Ovide capture le flux du temps dans le mouvement des corps, il concentre son exercice sur cet entre-deux où une forme se perd et un nouveau corps apparaît. Le défi poétique des Métamorphoses, est celui d'une saisie par les mots du     « tourbillon de ce qui est en train d’apparaître », mouvement par lequel Walter Benjamin décrit l’origine et que le sculpteur Auguste Rodin n’a cessé d’étudier. Librement inspirée par la lecture de ce poème d'Ovide, l’exposition prend pour titre : corps nouveaux. Sans doute n’existe-t-il pas de corps nouveau bien qu’il ait sans cesse été imaginé, rêvé, fantasmé. « Il se peut que l’utopie qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel » disait Michel Foucault lors d’une conférence radiophonique donnée en 1966, intitulée « Corps utopique ». Il y rappelait les multiples tentatives qui ont été faites d’étendre ses limites, de la danse en passant par le travestissement et le maquillage, les récits d’effacement des corps ou de corps démesurés qui dévoreraient l’espace, comme ceux des géants.

Trois axes ont ici été explorés, en lien avec les oeuvres d’artistes pour qui la métamorphose n’est pas un sujet secondaire. Sont d’abord évoqués les récits qui narrent l’origine tumultueuse de l’univers. Ils sont ici mis en parallèle avec la création artistique et la dynamique de transformation qui est en est le coeur, le moteur. Dans cette première partie, il est aussi question du « chaos » où tout peut devenir, où les artistes souhaitent parfois se rapatrier. L'étude des phénomènes de déluge réalisée par Léonard de Vinci à la fin de sa vie en est l'un des témoignages les plus célèbres. Cette destructuration est également tentée par le poète Antonin Artaud depuis son corps, avec le « corps sans organes », utopie d’échappée de la configuration anatomique du corps pour l’ouvrir à des expériences intensives du monde. 


La seconde partie s’articule autour de la notion de tekhnè qui, en grec, désigne la production ou la fabrication matérielle. La connaissance fut autrefois considérée comme une façon d’approcher le divin, de défier les limites du corps, de le reproduire ou d’en produire de nouveaux. Comment représenter un corps, comment le saisir en tant que force vitale ? Comment s’affranchir de ce que l’artiste Mike Kelley appelait « les choses mortes », en référence à la fétichisation de l’oeuvre d’art ? Le rêve comme extension du corps situé, la « bouteille à la mer interstellaire » qu’est le Golden Record (3), la limite infranchissable entre le corps et l’image, les fables du Golem et de Romulus et Remus y seront notamment convoqués.

 

La dernière partie aborde la vulnérabilité qui se trouve au coeur de tout récit de métamorphose. La métamorphose est le lieu de la fragilité, elle est un moment d’entre-deux, de non-présentabilité et de non-représentabilité, elle comporte un risque. En forgeant la notion de « somathèque » pour désigner le corps comme archive politique vivante, le philosophe Paul B. Preciado apporte une alternative aux images figées de corps-objets ou de corps anatomiques. Il poursuit la voie ouverte par Antonin Artaud sur le terrain de l’identité. Oser la métamorphose en contestant une certaine paresse de l’ordre moral qui nous vient de l’extérieur, replacer le désir au coeur de l’éthique, tel fut aussi le combat de Michel Journiac et de la poétesse Sylvia Plath à qui cette exposition fait aussi référence.

Dans son ensemble, l’exposition articule l’opacité, l’intimité et le secret associés au corps et à l’acte de création, aux notions collectives de récit, de mémoire et d’empathie. En une période de crise des récits et de crise de l’altérité, il s’agit de revisiter une pensée du vivant à travers une oeuvre littéraire où se narre très souvent la solidarité entre les règnes humain, animal et végétal face à l’adversité. La fortune historique des Métamorphoses est probablement liée à son absence d’idéologie, à sa puissance visuelle. L’impermanence n’y est plus considérée comme un objet de peur mais comme une source d'étonnement où se loge la poésie. Le caractère radicalement visuel, théâtral et kaléidoscopique de cette oeuvre littéraire, de laquelle sont nés tant d’opéras et de chefs-d’oeuvre de la peinture, y est ici aussi célébré à travers une multiplicité de médiums et d’univers artistiques.


Marguerite Pilven, commissaire de l'exposition Corps Nouveau, centre d'art La Traverse, Alfortville / communiqué de presse.

Artistes : Bruno Botella, Rada Boukova, Laurie Dall'Ava, Nicolas Darrot, Isabel Duperray, François Fleury, Paul Armand Gette, Ann Guillaume, Michel Journiac, Jessica Lajard, Thomas Lanfranchi, Alwin Lay, Olivier Leroi, Martin Mc Nulty, Robin Meier, Lucie Picandet, Inès P.Kubler, Nathalie Regard, Agata Rybarczyk, Jean-Luc Verna.

Avec l'aide à la production de la SAIF et de l'ADAGP

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1 Ovide (43 av. J.-C. – 17 ap. J.-C.) est un poète antique témoin du passage à l’Empire romain. Son oeuvre la plus célèbre, les Métamorphoses, est le point de départ d'une réflexion sur le corps et ses représentations amorcée par cette exposition.
2 Ovide qualifiait son poème de « chant perpétuel » (latin), signifiant ainsi qu'il ne se situait pas dans une temporalité humaine mais dans une pensée mythologique marquée par l'infinie fluidité des corps.
3 En 1977, la NASA a envoyé dans l’espace deux disques à destination d’une vie extraterrestre. Ces disques – les Golden Records – contiennent des images et des sons supposés représenter la vie terrestre dans sa diversité.