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Mischa Kuball, Une oeuvre, un lieu, des corps, une exposition à la Galerie Laurent Mueller

  • KUBALL

UNE OEUVRE, UN LIEU, DES CORPS

Le contexte favorise certaines rencontres, et c'est particulièrement occupée par la conception d'une exposition collective intitulée Playtime, le corps dans le décor, que j'ai découvert l''oeuvre de Mischa Kuball. Son installation, Platon's mirror, était exposée par Paul Ardenne à l'Espace Croix-Baragnon de Toulouse, dans le cadre de sa programmation "L'Histoire est à moi". Cet intitulé conviendrait à la plupart des oeuvres de Mischa Kuball. Il est souvent question d'ouvrir, à travers elles, les conditions d'un dialogue avec l'histoire européenne, ou plus exactement d'en restaurer la possibilité à l'endroit où il s'est interrompu.


Ce dialogue passe notamment par l'intérêt marqué de Mischa Kuball pour des interventions dans les architectures à travers lesquelles les communautés ont construit leurs organisations sociales, leur histoire collective, leurs utopies. Son oeuvre approche l'idée d'architecture dans la multiplicité de ses dimensions "en ce qu'elle touche autant au monde habité qu'à celui des idées"(1).         
En 1991, ses projections de formes géométriques réalisées sur le site autrefois occupé par l'école du Bauhaus, à Dessau, réactivaient l'un des foyers de la culture européenne moderne fermé en 1933 et détruit lors des bombardements aériens de 1943. En 1994, son intervention dans la synagogue de Stommeln convertissait l'intérieur de l'édifice religieux en un volume de lumière incandescent et aveuglant, symbole de l'effacement tragique d'une culture et d'un peuple. Le titre de l'une de ses créations récentes résume ce mouvement d'une oeuvre qui s'inscrit à l'endroit d'une absence : "My absence is your presence".                                                         

Avec son oeuvre exposée à l'Espace Croix-Baragnon, Platon's Mirror, c'est une même rupture, épistémologique cette fois-ci, qu'étudie Mischa Kuball. Il teste la puissance conceptuelle de l'Allégorie de la caverne sur une société hyper-médiatisée où la validité des connaissances est devenue complexe. L'absence d'images, l'expérience du vide caractérisent cette installation. Des couvertures de survie tendues sur des autopoles occultent le contexte d'exposition. Un espace neutre se forme à l'intérieur duquel le reflet des visiteurs sur les surfaces plissées des films aluminium forme les images uniques. Aucun objet ne joue ici la fonction de simulacre, l'histoire des sciences nous ayant défintivement chassé des cavités platoniciennes. Le "miroir de Platon" proposé par Mischa Kuball opère un renversement topographique : tout y est surface, transparence et jeux de reflets, l'effort consistant justement à doubler cette expérience médiale d'une profondeur de sens.

MEDIUM, IMAGE, CORPS 2

"Quand on aborde les images sous l'angle de leur medium, on voit bientôt le corps humain revenir au centre du débat, alors que de nombreuses variantes de la sémiologie l'avaient écarté de la question. La théorie des signes est l'une des réussites les plus probantes de l'abstraction moderne. Elle a établit le partage entre le monde des signes et le monde des corps"(3). L'analyse critique de cette ligne de fracture et de l'incertitude qu'elle produit, l'occupation de cet écart "entre" l'image et la réalité, les signes et les corps, constitue d'après moi l'une des singularités de l'oeuvre de Mischa Kuball. Puisque plus rien ne se fait sans la technique, il s'agit de comprendre ce qui se passe avec et par elle.

Comme le définit le philosophe tchèque Vilém Flusser, le media est traditionnellement ce qui se met "entre". Entre les hommes et le monde ou entre les hommes entre eux. Mais il se peut que notre perception du monde, au lieu de s'ouvrir à travers ces médias ne s'appauvrisse lorsque ces médias sont confondus avec la réalité même, au point de lui faire écran. "Des signes se rapportent à d'autres signes et qui, dans ce jeu stratifié de représentations par les signes épuisent et éloignent de la substance même du monde"(4). C'est afin de briser cette atonie de la perception que les installations de Mischa Kuball s'attachent à reconstruire une relation triangulaire : "medium, image, corps"(5), raison pour laquelle je le conviais à participer à l'exposition Playtime, le corps dans le décor (6).

PLAYTIME, LE CORPS DANS LE DECOR

Dans le film éponyme de Jacques Tati auquel cette exposition se réfère, la ville moderne est métaphoriquement décrite comme une grande machine à fabriquer des médiations (souvenons-nous, par exemple, des "appartements vitrines"), un appareil performatif réglant efficacement la marche des corps, l'orientation des regards et les circuits de consommation du capitalisme triomphant. Dans sa subtile analyse du film Playtime datant de 1979, Serge Daney remarque que le ressort comique et critique du film provient de ce que "ça marche très bien dans la mesure où ça ne fonctionne pas" (7).

Ca marche, certes, mais avec l'inconscience et l'inconsistance d'une mise au pas. L'évaluation de ce dispositif technique passe donc nécessairement par une analyse de sa fonction et de son autorité. Ca marche pour qui et dans quel dessein ? Quelle réalité se partage ou se dérobe à travers la puissante couverture des technologies de la communication ? Ces questions expliquent la nature souvent performative des oeuvres de Mischa Kuball.


En 1988, la performance qu'il orchestre pendant six semaines avec les travailleurs des bureaux de la tour de Mannesmann, à Düsseldorf, rappelle déjà l'esprit de Jacques Tati. Il est en effet question de transformer cette tour visible partout dans la ville en une sculpture lumineuse adressant des signes. Leur caractère programmé sur six semaines se confirme pour le citadin de Düsseldorf à mesure de ses transformations quotidiennes. Les bureaux et couloirs allumés suivent une partition d'ensemble afin de former des colonnes, des rubans et des grilles de lumière sur la façade de l'édifice. Dans ce qui s'apparente à la structure d'une grille moderniste, les corps font signe, en une possible allégorie de l'énergie collective comme condition du corps social.

PLAYTIME / DOMESTIC VERSION, PARIS

Jouxtant le mur donnant sur l'extérieur de la galerie Laurent Mueller dont les vitres ont été occultées, l'installation de Mischa Kuball convertit l'espace en un couloir ou la relation entre l'intérieur et l'extérieur est totalement recomposée. La reconstruction exacerbe ce trait d'union entre un espace et un autre, elle active le lieu de cette différence. Le dispositif cinématique construit par Mischa Kuball condense toute une histoire des appareils optique qui ont porté, produit et conditionné notre représentation de la réalité. Les fenêtres qui rythment la structure d'ensemble évoquent la référence albertienne à la peinture comme "fenêtre ouverte sur le monde". Placées dans la zone de projection des films, leurs vitres qui réfléchissent les images filmées officient comme un miroir, objet à partir duquel s'est établi le principe de la perspective. Les films projetés à travers les fenêtre ont quant à eux été réalisés à main levée avec une caméra numérique, parfois celle d'un téléphone, à travers la vitre d'une voiture ou d'un train.

Soumettant l'image à différentes formes de médiations, Mischa Kuball la décompose en une suite d'apparitions différenciées et paradoxales. Il joue avec et contre les appareils optiques pour en désamorcer l'autorité(8). Loin de contribuer à l'illusionnisme pictural dont elles furent traditionnellement l'outil, les fenêtres soulignent ici la nature abstraite des images projetées. l'ombre portée de leurs montants exacerbe leur planéité, la réduction des quatre dimensions de l'espace-temps aux deux dimensions de la surface. Et comme pour insister plus encore sur le caractère spectral des images, ces mêmes fenêtres en rotation constante les diffractent pour les convertir en d'éphémères reflets, les étirer jusquà les faire disparaître.                                                                             

En composant avec le mouvement et le temps réel, Mischa Kuball fabrique un dispositif entropique. L'attention du visiteur est décentrée, progressivement déportée vers les marges où les images circulent, s'échangent et disparaissent en un flux continu, comme affranchies de la limitation arbitraire de leur medium. On est proche de cette expérience limite que Marcel Duchamp disait "inframince" et "définie comme seuil sensoriel, mais aussi comme seuil conceptuel et mental."(9). En faisant apparaître l'incomplétude des images et leur vide substantiel, Mischa Kuball marque un seuil à partir duquel le regard se constitue, se situe en faisant jouer la perception directe, la remémoration et l'imagination. 

Texte paru dans le catalogue de l'exposition Playtime, domestic version, commissariat Marguerite Pilven, Ed. Laurent Mueller, 2014
Visuel : Mischa Kuball, Playtime, domestic version, Saint Dié des Vosges, 2014

Notes :

1- Christophe Domino, Images d'archi, archi de l'image, Fonds régional d'art contemporain Basse-Normandie, 1983-2001, Caen 2003.
2- Nous empruntons le titre de ce chapitre à Hans Belting, Pour une anthropologie des images, éd. Le temps des images, Gallimard, 2009.

3- Hans Belting, ibid., p.22

4- Conférence de Bernard Lamarche-Vadel, La bande son de l'art contemporain, p.76, éd. IFM Regard, 2005.

5- Hans Belting, ibid.

6- Exposition collective montrée pour la première fois en 2013 au centre d'art La Graineterie, Houilles, puis en 2014 au musée Pierre Noël de Saint-Dié des Vosges, avec l'ajout d'une installation de Mischa Kuball spécifiquement réalisée pour l'exposition, puis remontrée solo, autrement scénographiée à la Galerie Laurent Mueller en 2015.

7- Serge Daney, Playtime : un tableau moderne, Les Cahiers du Cinéma n°303, sept. 1979.

8- "Etre libre, c'est jouer contre les appareils", Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, p.83 éd. Circé, 2004.

9- Florence de Méredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne, p.488, éd. Larousse, 2004.