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Kristina Irobalieva - Iron Palm

  • peinture ki


Peintre de formation classique, l'artiste bulgare Kristina Irobalieva a commencé par réaliser des tableaux de grand format, d'esprit postmoderniste où se devinent parfois les influences de Jörg Immendorf et de Martin Kippenberger. Depuis 2009, elle fait aussi de la sculpture et des installations, inscrivant toujours plus sa pratique de peintre dans le contexte élargi d'une histoire des formes et de leurs interprétations. Elève de Simon Starling lors d’un échange d'étude Erasmus à la Städelschule de Francfort, Kristina Irobalieva s’intéresse au potentiel narratif contenu dans l'objet. Des possibilités  qu'elle analyse, dissèque et réinvente en travaillant la matérialité, la mise en situation et le contexte d’apparition de ses œuvres.

"Déconstruire, c'est comprendre" dit-elle. Elle a d'ailleurs choisi pour titre de son exposition "Iron Palm". Dans les arts martiaux, c'est le nom d'une technique qui consiste à se concentrer pour casser un objet solide à main nue. Et de fait, elle nous entoure ici de fragments et de ruines. Le visiteur circulera sans doute avec hésitation dans cet ensemble d'une simplicité parfaitement réglée. La texture curieuse d'un ensemble de tableaux déclinant une même image le fera s'approcher et interroger du regard leurs surfaces accidentées. Il remarquera que l'entremêlement végétal qui en forme le motif s'évanouit dans l'épaisseur et les brillances provoquées par les accidents de surface.

Ce qui se livre soudain et relègue un instant le motif, c'est une gestuelle picturale qui mime plus qu'elle ne peint pour fabriquer un effet de recouvrement à l'enduit qui assimile la toile à un mur. En faisant ressembler ses tableaux à des morceaux d'une fresque artificiellement vieillis, Kristina Irobalieva les dote d’une histoire, d’une antériorité et d’une origine qu’ils n’ont pas. Elle en fait des objets de curiosité autonomes qui basculent dans un espace ouvert, à commencer par celui qui s'ouvre entre l'apparence de l'œuvre et sa nature réelle.

Un sentiment profond de la volatilité de nos repères d'appréciations semble travailler l'œuvre de Kristina Irobalieva, à la fois réflexive et poétique. Mais c'est sans nostalgie, pour explorer, au contraire, la charge fictionnelle contenue dans le flottement du sens. Irobalieva dit vouloir "définir la forme tout en la gardant ouverte". Son œuvre peut aussi contenir une dose d'espièglerie lorsqu'il s'agit de perturber cette habitude de tout spectateur : vouloir faire coïncider ce qu'il voit avec ce qu'il sait1.

En contrepoint de cette série de tableaux, des fers à béton torsadés réalisés en céramique sont exposés sur des étagères. Isolés de toute structure d'ensemble, à la façon des tableaux, leur désactivation induit une forme d'attente, un temps suspendu. « Loin de la colonne antique dont les romantiques ont pu faire leur modèle, la ruine contemporaine est le miroir d’un présent qui contemple, non sans frissons, son propre espace déserté, rendu à la vie des choses » écrit Diane Scott 2. Les fers à béton forment surtout un vide, une vacance devenue tangible, tandis que les tableaux alignés ne sont pas sans rappeler un principe d'exposition similaire à celui des Nymphéas de Monet exposés à l'Orangerie et "donnant l'illusion d'un tout sans fin", pour reprendre les mots du peintre.

Ce temps suspendu, Irobalieva en a fait l'expérience en Bulgarie, dans le contexte post 89 des Balkans. Elle a connu un moment de l'histoire de son pays où l'on cherchait absurdement à reproduire le passé pour éviter tout devenir incertain. La ruine contemporaine, au contraire, est le symptôme d'un excès, d'un emballement du temps de production qui fabrique des objets fantômes, persistances absurdes d'un présent tué dans l'œuf. Ce sont ces fameuses "ruins in reverse" hantant le paysage urbain du New Jersey qui fascinaient déjà Robert Smithson en 1967,  autre artiste de référence pour Irobalieva.

Si le sujet de la ruine, de la catastrophe et de l'utopie est à la mode, Kristina Irobalieva ne se laisse pour autant jamais fasciner par son esthétique romantique ou mélancolique. C'est plutôt l'état de ruine qui l'intéresse, cette "vie des choses" qui rejetées hors de leur trajectoire fonctionnelle se livrent dans leur matérialité. C'est l'opacité même de cette matière, sa valeur d'incarnation et sa puissance d'illusion dont Kristina Irobalieva interroge les possibilités par le recours au simulacre. Ses œuvres sont des supports de réflexion sur l'historicité des valeurs associées aux objets, que ces derniers soient artistiques ou fonctionnels. Elles sont également des supports de projections dont chaque nouvelle exposition construit le scénario.

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[1] La remarque est de Christian Boltanski : "d'une manière générale, je pense que nous essayons constamment dans la vie de faire coïncider ce que nous voyons avec ce que nous savons". Extrait d'un entretien avec Delphine Renard, Boltanski, Paris : Centre Pompidou, 1984.
[2]
Revue Vacarme, Diane Scott, Nos ruines, 26 juin 2012. www.vacarme.org

Communiqué de presse pour la galerie Vincent Sator - exposition du 10 mars au 9 avril 2016.