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Mathieu Mercier, lauréat du prix Marcel Duchamp 2003

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    © Galerie Chez Valentin

Marguerite Pilven : La Maison pavillonnaire que tu as exposée à Beaubourg était la parfaite réplique de celles qui ornent les maquettes des promoteurs immobiliers, sauf qu’il n’y avait pas de charnières ni de poignées aux portes. Quelle est la signification de ce manque ?

Mathieu Mercier : La question du vide est présente depuis assez longtemps dans mon travail. Elle s’est posée alors que je reconstruisais des prototypes de mobiliers, mais sans les finir. Je ne représentais qu’un espèce de squelette.
Effectivement, ce vide essaye de penser un manque ou quelque chose qui pourrait être prolongé, pas d’après des modèles préexistants mais réinventés. J’essaye de montrer comment certains pièges sont élaborés. Finalement cette maison est aussi un leurre, une espèce de bouchon de pêche !

Le promoteur immobilier a remplacé l’architecte, en réduisant les enjeux de l’habitat a des priorités d’ordre économique. Penses-tu que l’architecture soit un domaine de lutte idéologique ou est-ce une utopie ?

Le lien de l’architecture au pouvoir est indéniable, que ce soit d’un point de vue économique ou du point de vue de la représentation. Il est évident que le pouvoir s’est toujours présenté au travers de ce qui symboliquement était le plus visible. Par contre ce qui est valable pour le bâtiment public ne l’est pas forcément pour l’habitation individuelle. Il y a un terrain occupé par un certain nombre d’entreprises dont l’état a tout intérêt à préserver le confort d’action. Ceux qui pensent l’habitat ont presque abandonné le fait de pouvoir réaliser des habitations particulières. L’habitation individuelle est plus que jamais l’objet d’une utopie. La collectivité ne peut plus prendre en charge la responsabilité des modèles de vie, il tient donc à chacun d’obtenir la liberté de construire son environnement proche.

Quelque chose qui semble sans cesse revenir dans ton travail : la notion de contrainte. Le design comme l’architecture questionnent justement cette articulation entre l’art libre et l’art appliqué. Est-ce pour cela que tu t’y intéresses particulièrement ?

Oui, ce qui m’intéresse principalement, c’est l’idée d’une information qui pourrait être donnée par une esthétique, il s’agit ensuite de réfléchir sur la pertinence des choses produites, sur le pouvoir d’évocation de ces formes.

Concernant le côté désincarné de ton travail, tu as dit qu’il pouvait être une valeur positive…

Au travers de ce que je montre dans les expositions, je pose beaucoup de questions liées à l’idée de production en général, qui renvoient souvent à des questions d’identité. Ces questions existentielles ne sont pas posées au travers d’une représentation humaine ou de celle du pathos. La question de « l'autre » m’intéresse, mais au travers des objets, par des questions de nature de production, de proportion. Le corps n’est pas représenté. L’individu n’est présent qu’au travers de représentations anthropométriques. Hormis la présence du spectateur, le corps n’est pas là et pour ma part j’essaye d’être le plus absent possible !


Un certain humour ressort aussi de ton travail sur les objets. Je pense en particulier à cette Multiprise en plâtre, réalisée en 1998.


C’est un objet néo-primitif, quelque chose qui a une certaine technologie mais associée à une forme extrêmement basique, presque naturelle, une montagne, un tas.
C’est un objet qui a une sorte de présence, comme un animal de compagnie. Ca peut-être aussi bien drôle que monstrueux.

Cette Multiprise comme cet Holothurie que tu as placé dans un aquarium en 2000 évoquent un monde organique, en complète contradiction avec ces formes très géométriques avec lesquelles tu travailles.


C’est une constante formelle de mon travail, un rapport assez schématique entre un élément organique et la chose construite. C’est aussi la place du langage, d’une certaine forme de poésie dans le contexte. Le mot dans le livre, le corps dans l’architecture, le cul dans la chaise ! (rires)
L’Holothurie dans l’aquarium est une cellule vivante dans un contexte architecturé.

Récemment, tu es parti travailler à New York. Qu’aimes-tu dans cette ville ? Il y a-t-il des aspects qui t’ont attiré en particulier ?


On projette forcément sur New York de nombreuses réalités même si certaines n’existent plus depuis longtemps. Les premiers pas dans la démesure de Manhattan sont une expérience unique. L’euphorie passée, mon travail a consisté principalement en une destruction méticuleuse de toute cette mythologie.
Je pensais que j’allais m’intéresser à la grille de cette grande ville, à la place du détail dans l’immensité, mais pas du tout ! On ne flâne pas à New York, on consomme ! Sont alors nés des projets liés à la question de la consommation, des échanges commerciaux et de la publicité, en passant par le packaging. J’ai réalisé les premières Drum and Bass. Ces étagères en référence aux grilles de Mondrian ont été réalisées avec des objets « cheap » en plastique, choisis pour les couleurs. Le titre est une référence à Boogie-Woogie, cette série qu’a fait Mondrian à New York. Ma pièce est une sorte de collage plus proche du mixage que du ready-made, comme le genre musical qui fait son titre.

Ces objets à partir desquels tu travailles sont toujours extraits du champ de la production utilitaire, manufacturée. Est-ce pour y introduire un espace réflexif, l’espace d’une réappropriation critique ?

C’est plutôt pour leur trouver une qualité et du sens, là où il y en a peu. La Multiprise est par exemple complètement sculpturale, mais elle provient d’un objet déjà référencé. Une des données principales qu’on trouve dans la pratique des artistes aujourd’hui est de partir de choses qui sont déjà là. New York était tentant pour cela. C’est devenu un énorme supermarché. Manhattan est une plateforme de consommation, avec des magasins très chics voisinant les boutiques du tout à 99 cents !

Le bricolage est une autre notion à l’œuvre dans ton travail...

Elle a été importante. Ce qui m’intéressait, c’était le fait que ce soit une pratique en marge par rapport aux catégories professionnelles : les arts appliqués, l’architecture, la décoration d’intérieur.

Le bricolage n’est-il pas aussi une façon de se réapproprier des objets, par exemple en fabriquant une étagère plutôt qu’en l’achetant ?

Non puisqu’il n’y a pas d’innovation, peu d’imagination et finalement un plaisir modéré. La question est de savoir pourquoi quelqu’un qui bricole représente ou refait toujours des modèles existants, ramène l’objet à l’état de prototype qu’on trouve déjà sur le marché. Le problème est celui des modèles, savoir qui les gère et à quelles fins.

Tu es aussi galeriste, et consacre ton activité à la promotion et à la vente de multiples réalisés par des artistes.

Collectionnant moi-même les multiples, je trouvais qu’on en trouvait trop peu en France, en comparaison avec l’Allemagne ou les Etats-Unis. On les montre aussi d’une façon inappropriée, proche du produit de consommation. Lorsque j’ai ouvert la galerie Multiples avec Gilles Drouault, l’idée était de créer un véritable lieu d’exposition afin d’optimiser leur monstration. Le multiple est rarement exposé dans les galeries, parce qu’il faut autant de temps pour vendre une œuvre à 100 qu’à 10 000 euros. Dans ma propre politique de travail, j’ai aussi toujours édité des pièces à des prix accessibles pour donner à un autre public la possibilité de les acquérir. Nous voulons montrer qu’il y a autre chose que des posters à encadrer dans les boutiques des musées. On peut collectionner des objets ou des tirages considérés à part entière par les artistes comme des œuvres, pour des sommes équivalentes. Nous sommes ici au cœur de problèmes de production et de diffusion.

Mathieu Mercier
Projet pour une architecture pavillionnaire
Centre Georges Pompidou, Paris


Pour paris-art.com, 2003