Not only… but also
Je ne connais rien de l’île de la Barbade où Jessica Lajard a passé son enfance et dont elle affirme l’influence décisive sur les formes qu’elle modèle. À vrai dire, et puisqu’elle-même joue si bien sur les mots pour en préfigurer l’apparence hybride, on ne saurait leur imaginer meilleure matrice que cette « île barbue », ainsi qualifiée par un explorateur portugais, saisit devant l’apparence pileuse de ses arbres banians aux racines pendantes. Les œuvres de Jessica Lajard procèdent de collages similaires. Mêlant le fait d’observation à la libre interprétation d’objets de son environnement, elle tente des liaisons inédites entre des formes, ou des éléments de langage.
Dernièrement, elle a associé les mots anglophones « pet » et « penis ». De cette greffe improbable est sorti le modelage d'un joli toutou à gueule de gland, au poil impeccable et généreux, d’une blancheur séminale. Lové sur lui-même, il semble en attente d’une caresse pour s’étirer coquettement sous les doigts qui fouilleront sa pelisse. Ce pénis-canin-câlin donne le ton d'un ensemble sculpté intitulé Somewhere where the grass is greener. Dans le cadre cosy d’un foyer rassurant, plantes, accessoires de jardins et animaux de compagnie se livrent à d’étranges métamorphoses. Ils semblent mus par une volonté de séduire, livrés aux stratégies du mimétisme et de la parade.
En convoquant le kitsch ou la négation de l'authentique, Jessica Lajard sort d'emblée des questions du beau et du laid. Elle introduit une connotation projective d'affect, de plaisir, de promotion sociale dont ces objets deviennent les expressions tangibles.
Le dur et le mou Lors d’une conversation parue en 1966 dans le magazine Art Forum, Claes Oldenburg, l’artiste pop américain, initiateur de sculptures pâtissières monumentales et molles, disait vouloir « transporter l’œil dans les doigts ». On trouve beaucoup de doigts chez Jessica Lajard. Utilisés comme des figures métonymiques, souvent hypertrophiés, ils évoquent une réalité de la matière et du toucher indissociable de la pratique de la céramique et du plaisir sensuel qu'elle apporte. À travers ce motif, Lajard revisite également la colonne (ou la torsade), dont les évolutions et la valeur paradigmatique ont fait l'histoire de la sculpture et de l’architecture. Sur cette partition qu’elle connaît bien, Lajard explore ce que l'érection ou l'affaissement d’un objet peut lui ajouter de vital, d’organique ou de grotesque. Dans une installation présentée au salon de Montrouge, en 2014, Love birds, deux doigts d'une hauteur d'un mètre quatre-vingt sont les protagonistes d'une romance tropicale. Ils s'enlacent tendrement, comme un couple d'amoureux. Leur balancement évoque celui des palmiers s'inclinant pour rechercher la lumière, stimulés par leurs hormones. En sculpture, le passage de la verticale à l'horizontale marque aussi tout l'art de l'informe moderne.
Avec un sens certain de l’ellipse, Hangover évoque une débandade : il est un décor passé à la moulinette, vomi sur le squelette d’un transat. De façon plus métaphysique, Where is the icosahedron? adresse une curieuse question au visiteur placé devant onze variations d’un modèle de construction en bois, structurellement proche de l’œuf au plat, et dont le jaune a pris la forme d’un solide géométrique. Cette absurde interprétation de l’informe semble parodier les jeux de construction éducatifs « liant formes de la nature (ou de la vie), formes de connaissance (géométrie, mathématiques et sciences) et formes esthétiques (art) » .
L’origine du mondeLa contrainte physique et technique de manipulation de la matière appelle une pensée de la forme et de ses possibles dérivations fictionnelles. Lajard me disait d'ailleurs ressentir l'effet d'un dialogue entretenu avec une matière qui, si elle se plie à ses doigts, peut également lui résister ou réagir d'une façon imprévisible qui en infléchira le récit final. Lorsqu'elle pratique le moulage, l'histoire est autre. La logique du négatif et du positif qui en sous-tend le processus introduit chez elle un humour basé sur ce qu'une interprétation la plus simple possible d'un objet pourrait donner. Elle entre dans analyse modulaire de la forme plus réfléchie, tout en restant ludique, comme lorsque l'on joue à un jeu avec des règles bien définies. En résidence à Limoges, ville mondialement connue pour sa porcelaine blanche, Lajard a réalisé une série de modules cylindriques décomposant le corps humain en deux unités complémentaires : la tête et le tronc. Leur minimalisme, leur similitude et leur principe d’emboîtement appellent l’imaginaire à étudier tout l’éventail de combinaisons possibles entre ces modules. Lajard y a tenté l’approche la plus simple du corps humain, la tête et le tronc formant des modules quasi identiques. On est en pleine réduction à des formulations géométriques et démultiplication infinie en série, dans l'esprit de l'art minimal. Ce parti-pris se conjugue avec les origines industrielles de la porcelaine et sa blancheur. Eye candy, le titre de l'œuvre, synthétise efficacement ce raccourci de l'œil et du toucher qu'elle suggère. Les parties amovibles, des pointes de chantilly, obstruent les organes faciaux des robots et coiffent d'un gland crémeux le cylindre planté sur les modules-tronc.
Ce « compagnonnage du ludique et du lubrique » me fait penser au Marquis de Sade, non pas celui de l'image que l'on s'en fait sans le connaître, mais bien cet homme qui souhaitait avant tout « redonner du corps à la pensée », « montrer la face lumineuse du désir ».
Un appétit de conquête et d’appropriation du banal traverse l’œuvre de Jessica Lajard. En s’affranchissant des limitations de la culture, de l’esthétique et du goût, elle atteint ces émanations d'une énergie à l'œuvre que sont la vitalité et l'humour.
Texte écrit dans le cadre du dispositif d'aide à la production de textes du Centre d'art contemporain La Traverse