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Illés Sarkantyu, Memorandum

  • Untitled

    © Illés Sarkantyu

Depuis 2007, Illés Sarkantyu classe et numérise l’œuvre du photographe Lucien Hervé (1910-2007) à la demande de son épouse. Le maniement de ces archives lui inspire la série photographique Memorandum1. L’archivage repose sur une activité descriptive et suppose de fait une acuité d’analyse. Si l’aptitude à choisir est une compétence essentielle de l’archiviste, il doit aussi savoir détruire. Cette double exigence éclaire son travail de réappropriation artistique.

Le memorandum, ou « memo », désigne techniquement toute activité destinée à aider la mémoire dans l’accomplissement d’un travail. Il peut aussi définir la somme d’indications données par une personne à une autre en vue de coordonner une production. Les dossiers photographiés sont des outils de rangement qu’utilisait Lucien Hervé pour ordonner son travail et s’y référer. Illés Sarkantyu les a manipulés à son tour puis a choisi de les conserver pour les exposer aux regards. Parlant de ces manipulations, nous voici justement très proches de la main d’Hervé : celle qui colle et recouvre, annote et souligne, griffonne et rature, numérote, indexe et déchire. Listes, mots clés, initiales et noms propres renvoient aux sujets qu’il a photographiés. Ils constituent les indices d’une mise en ordre que l’on parcourt sur la surface usée des chemises. Tirés ensemble et montés sur un panneau, ces dossiers de consultation, aujourd’hui remplacés par des chemises neuves, forment le corpus officiel d’Hervé.

Faut-il chercher une logique à la surface de ces trieurs, intercalaires et autres chemises aux couleurs vives qu’Illés Sarkantyu a aussi retrouvées dans le bureau d’Hervé ? Rien ne semble définitif dans ces curieux assemblages d’étiquettes, d’adhésifs et de pastilles colorées qui ornent leur surface. Ces compositions aléatoires semblent plutôt traduire un pur plaisir récréatif. Les accessoires de bureau paraissent avoir été choisis pour leurs seules qualités plastiques de couleurs, de textures et de formes. Illés Sarkantyu les a photographiées isolément : à la fois comme des compositions singulières et comme des moments ludiques venus librement ponctuer une vie de travail.

« L’homme ressemble à ce qu’il jette et à sa manière de jeter » écrivait Gilbert Lascaux au sujet d’œuvres qu’Arman appelait « portrait » : des boîtes vitrées où s’empilaient corbeille à papier, cendrier ou poubelle d’un individu. Illés Sarkantyu nous dit aussi que le portrait ne se résume pas à la dimension de la seule apparence. Hervé, homme de l’après guerre, jetait peu. Ses chemises déchirées et maintes fois recollées en témoignent. A l’heure de l’archivage numérique, Illés Sarkantyu les préserve à la fois de la dématérialisation et de la destruction des supports. Sa série photographique interroge à ce titre la frontière ambigüe entre document et œuvre artistique. Comme le fait si justement remarquer André Rouillé à ce propos : « tout n’est pas art, mais tout peut devenir art, où plutôt, toute chose peut devenir matériau de l’art dès lors qu’elle est inscrite dans une procédure artistique. L’art devient une question de procédure, et de croyance. »

1 Le titre regroupe plusieurs séries en cours autour de la mémoire et du document


Texte écrit à l'occasion du commissariat de l'exposition "Memorandum" à la galerie Binôme.