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Etude sur la nature des choses, Laurent Montaron et Olivier Vadrot

  • crédit photo Fonds Cré’Atlantique
Issue d’une commande d’art dans l’espace public passée par le Fonds Cré’Atlantique (un organisme à but non lucratif qui œuvre pour l’accès à l’art), réalisée par Laurent Montaron et Olivier Vadrot, « Étude sur la nature des choses » est un ensemble de trois sculptures qui dialoguent respectivement avec l'air, la lumière et l’eau. Situées à une centaine de mètres les unes des autres, elles ponctuent un trajet d’une dizaine de minutes à pied depuis la gare Saint-Jean jusqu’au parvis Corto Maltese au pied de la Maison de l’Economie Créative en Aquitaine (MECA) dans laquelle est notamment installé le FRAC Nouvelle-Aquitaine. Chacune adresse une question par le biais d’un phénomène naturel : à l’action du vent : qu’est-ce qui anime le monde, au spectre coloré de la lumière : comment voit-on ? au ruissellement de l’eau de pluie : qu’est-ce que le temps ?

 Une présence dans l’espace public

Absorbé par l’observation de phénomènes naturels, l’enfant que l’on découvre, et retrouve, en chaque point du parcours, apporte une présence singulière dans l’espace public. Il semble avoir oublié le tumulte environnant et n’exister que pour lui-même. En regardant cet enfant regarder, pris dans un présent qu’il ne cessera jamais de considérer, nous voici reconduits à un moment intemporel de notre histoire commune, celui de notre propre enfance.

L’enfance, on le sait, ne correspond pas uniquement à un âge de la vie, mais à un état de la sensibilité, à une façon de voir le monde et d’être affecté par lui. Jamais tout à fait clos, l’état d’enfance se mesure à l’aune d’une intensité de présence aux choses qui ne connaît pas encore le dégrisement de l’habitude.

Promenade philosophique en trois stations, Étude sur la nature des choses peut être envisagée comme une méditation sur les origines communes à l’art et la science qu’incarne la figure de l’enfant. Ces disciplines prennent leur source commune dans une même faculté d’étonnement dont la philosophie est née.

Le champ de la curiosité

L’artiste, le scientifique et le philosophe s’étonnent devant le monde tel qu’il nous apparaît. Que pouvons-nous en voir ? Peut-on décrire la réalité elle-même ou seulement étudier les moyens par lesquels on la connaît ?

D’une sculpture à une autre, la figure de l’enfant décrit une démarche empirique de compréhension du monde par les sens et par l’observation de ses éléments premiers dont les instruments de mesure enregistrent le mouvement : les actions du vent, de la lumière et de l’eau, auxquelles ses trois observations correspondent, amorcent une cosmogonie par quoi le monde prend forme.

Cette trajectoire évoque une enfance de la science dont le long poème du philosophe Lucrèce, De natura rerum (De la nature des choses) est le chef d’œuvre. L’élan du poète y entrelace la description de la matière à la force de ses éléments premiers et à leur puissance de combinaison, préfigurant intuitivement la découverte de l’atome. L’histoire de la science nous le rappelle au même titre que celle, individuelle, de l’enfant devenu adulte : ce n’est pas tant la réalité qui évolue que la transformation des concepts par lesquels on la décrit.

Nombre d’artistes s’intéressent à cette relativité de l’expérience par quoi nous attribuons une signification aux choses. L’un d’eux, Marcel Duchamp, disait ainsi aimer regarder tourner la roue de bicyclette, qu’il avait pris soin de fixer par sa fourche à un tabouret lui servant de socle, comme il regarderait les flammes danser dans une cheminée. Qu’observe l’enfant à travers le radiomètre, l’anémomètre, ou la pluie qui ruisselle entre ses mains, de quoi fait-il l’expérience ?

 La mesure des choses

Le mécanisme simple et apparent des instruments scientifiques tenus par l’enfant les apparente à des jouets. L’anémomètre mesurant la vitesse du vent, puis le radiomètre de Crooks l’intensité de la lumière, font voir des ailettes et des hélices dont le mouvement évoque celui d’une toupie ou des moulins à vent, si populaires, fixés par une punaise à un bâton de bois.

De nombreuses pédagogies associent l’apprentissage au jeu, ce dernier s’apparentant souvent, chez l’enfant, à une étude de ce qui l’entoure. En faisant dialoguer les sphères du travail et du jeu, cet ensemble de sculptures ouvre aussi une réflexion sur la nature du savoir et le temps du progrès. L’état d’enfance s’efface à mesure que ses efforts d’éducation et sa volonté d’émancipation l’acheminent vers l’âge adulte.

Sur le parvis de la MECA, saisi dans une contemplation rêveuse, l’enfant retenant l’eau de pluie dans le creux de ses mains évoque, au sujet du temps, la distinction faite par le philosophe Bergson entre le « temps des horloges », objectif et abstrait, et la durée, appréciation subjective de son passage tel qu’elle s’éprouve, par exemple, dans les sensations d’attente, d’impatience, ou de mélancolie. De nature friable, tel un corps affecté, la dalle située sous ses mains d’où s’égoutte l’eau, se creusera au fil des années. S’y formera, par érosion, une vasque faisant écho aux paumes jointes de l’enfant.

 Corps ouverts et fermés

Par une forme de triangularité, ces sculptures associent le rôle actif du spectateur à celui de l’enfant qu’il regarde. Il peut se joindre à l’observation de l’enfant en s’asseyant à la même hauteur que lui et se photographier à ses côtés.
Cette interaction entre observant et observé, animé et inanimé, s’élargit aux formes ouvertes que sont le vent, la lumière et l’action du temps. La réalité sur un plan sensible – le visible – s’inscrit dans une autre, invisible, mais constamment active et présente, qui met les corps et les œuvres en mouvement. Celui du radiomètre, dont les ailettes peintes en noir réfléchissent les particules de lumière et font tourner l’hélice, est aussi très lié à la sphère terrestre et à la géographie.
Socles de la terre, les pierres de lave sur lesquelles l’enfant se tient font voir différents états de leur matière à travers leurs plis et des bulles d’air parfois visibles, traces de mouvements internes et de microphénomènes chimiques qui les travaillent organiquement.

Les figures de l’enfant, obtenues par différentes techniques d’empreinte sur le corps d’un petit garçon, exhibent les jointures de leurs moules, à la façon de surpiqures. Les petits rectangles dorés visibles sur leurs corps sont la trace de leurs évents, des gouttières par lesquelles le métal en fusion a été conduit dans le moule pour s’y répartir également et permettre l’échappement des gaz. Laissées apparentes, ces traces nous conduisent d’une représentation du corps à la réalité de sa nature creuse, au moment de passage de son état liquide à sa forme solide. Tout comme la photographie, la strate géologique ou le fossile, le moulage enregistre un état du vivant dont on saisit l’empreinte sans jamais le montrer.

Dans les temps d’échanges toujours plus rapides et dématérialisés, la sphère du sensible ne trouve parfois plus son lieu, son moment et sa mesure. L’expérience intime et familière, singulière et sans cesse renouvelée du sensible à laquelle ces sculptures invitent en font ressentir la densité matérielle, la diversité des échelles et des manifestations.

Ces textes ont été rédigés pour être lus sur un écran de téléphone, après avoir flashé un QR code placé sur les socles de chaque sculpture. Commande des artistes et du Fonds Cré'Atlantique, Bordeaux, "Parcours artistique Gare-Méca".