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"La nuit américaine", une exposition de Nicolas Delprat à la Galerie Florent Maubert, Paris

  • 16 mm

    © Nicolas Delprat, 16 mm, 81 x 100 courtesy Florent Maubert

La nuit américaine est le titre donné à l’exposition en référence à une technique de filtrage de la lumière utilisée au cinéma pour obtenir une ambiance nocturne lors de scènes tournées en plein jour. Depuis 2007, les effets de transformation des éclairages artificiels sur les espaces, occupent les champs picturaux construits par Nicolas Delprat. Ses tableaux sont une surface mouvante, parfois théâtrale, où se raconte l’histoire de leur réalisation.

« Monter en lumière sur le noir », telle est la façon dont l’artiste décrit le procédé qui caractérise aujourd’hui sa manière de peindre. L’exposition s’articule principalement autour de deux séries de tableaux, initiées en 2018, et toujours en cours. Intitulées « James », et « Dan », suivi d’un numéro, elles proviennent de sa remémoration d’une expérience d’éblouissement qui a succédé à la vue d’installations lumineuses des artistes américains James Turrell et Dan Flavin (1). Déclinées depuis ce phénomène de rémanence, ou de mémoire résiduelle, ces séries ont progressivement orienté la pratique de l’artiste vers l’exploration de la peinture comme trace, dépôt d’un ensemble d’opérations gestuelles réglées d’avance, via un protocole, pour certaines d’entre elles, et spontanées pour d’autres.
L’implication puissante du corps, mais aussi de la mémoire, qui sont à l’origine de ces images n’apparaît pas dans un excès de matière, comme on pourrait s’y attendre. Elle s’exprime, tout au contraire, à travers un processus complexe de lissage par enfouissement, par effacement méthodique des étapes de mise en oeuvre du tableau, qui les conservent soigneusement en mémoire dans ses différentes strates. Nous ne sommes nullement dans le registre de l’expression mais dans celui d’un enregistrement de percepts (2) sur une pellicule sensible qui, chez Nicolas Delprat, s’appelle « peinture », et trouve à se révéler ensuite.

En annulant la profondeur du tableau,Delprat fait de sa surface une étendue vibratoire, composée d’échanges constants entre ses différentes strates. La surface est une zone d’affleurement où communiquent ce qui arrive du fond du tableau, et ce qui semble aussi arriver depuis l’extérieur et s’y projeter, comme sur un écran. Ce double éclairage produit parfois une sensation de contrejour, comme si nous nous trouvions mal placés, relativement à ce qu’il y aurait à voir.
Quoi de plus pictural que l’histoire d’un ajustement de la vision par hypothèses et tâtonnements ? Cette histoire ; tout tableau la raconte et nous émeut à travers elle, jouant sur l’ambivalence entre image et picturalité pour nous initier à ce qui échappe au visible. C’est à cette narration spécifique à la temporalité du tableau, à sa stratification, que semble s’atteler Nicolas Delprat, de façon toujours plus exclusive. Il passe progressivement de toiles figuratives, (empreintes de références au cinéma américain, et s’adossant à la puissance narrative véhiculée par ses stéréotypes), à d’autres, toujours plus intrigantes et atmosphériques. Le regardeur se trouve pris dans un seuil, un espace entre deux qui appelle un franchissement du regard.

En réalité, ainsi que l’écrit Hans Belting au sujet de l’approche compositionnelle du photographe Jeff Wall, artiste imprégné par un imaginaire pictural, « c’est la mise en scène qui produit l’image, dans la mesure où elle interdit toute résolution univoque de l’histoire racontée. L’artiste soutient que l’essence de l’image consiste uniquement dans ‘‘le jeu de l’incertain » (3).
Beaucoup de gestes se dissimulent dans les coulisses des tableaux de Delprat pour fabriquer la scène, l’apparition au regard : fragmenter la surface avec des scotchs et des caches, filtrer la lumière, faire jouer la transparence et l’opacité des strates, révéler par endroits et occulter en d’autres...

La conscience de « faire espace par le geste », tel un danseur ou un performer, conduit progressivement le peintre à faire apparaître toujours plus les ingrédients de son art en inventant des protocoles de dévoilement. Mais il le fait de manière distanciée, le répertoire de gestes convoqués étant, contre toute attente, celui de la coulure, de l’éclaboussure et du tracé au pistolet.
À travers cet exercice de déconstruction, Delprat fait voir qu’au-delà des incessantes questions au sujet de ce qui serait d’ordre réaliste, figuratif ou abstrait, l’effet produit par le tableau repose essentiellement sur un ensemble de conventions auxquelles le spectateur choisit, ou pas, d’adhérer. Qui se soucie, par exemple, de l’orientation saugrenue des giclures de sang sur le cou d’Holopherne, que décapite Judith, dans la célèbre peinture du Caravage ? Le sang est d’abord coulure de peinture, affirmation de la picturalité au détriment de toute obligation de cohérence.
Si dans les scènes finales du film le plus célèbre de Murnau, les tonalités bleues, jaunes, ou roses des nuits américaines trahissent l’artifice des filtres de couleur placés sur la caméra, Nosferatu n’en reste-t- il pas tout aussi effrayant ? En expérimentant le potentiel instrumental du dispositif pictural, Nicolas Delprat joue sur l’écart entre ce qu’est la peinture et ce qui apparaît comme étant de la peinture (4). L’artiste amplifie l’incertitude de l’image et son pouvoir fictionnel par les effets d’une peinture qu’il a transformée en matériau de l’imagination.

Texte écrit pour le commissariat d'exposition des oeuvres de Nicolas Delprat à la Galerie Florent Maubert

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Notes :

1 James Turell est un artiste américain, né en 1943, dont les oeuvres reposent sur la création d’espaces sensoriels dans des architectures, par le biais d’installations lumineuses qui en déforment la perception. Dan Flavin est un artiste américain, né en 1933, qui crée des installations de tubes fluorescents dont les rayonnements forts reconfigurent les espaces où elles sont exposées, et les nimbent parfois de couleurs.
2 Nous utilisons la notion selon la définition qu’en fait Gilles Deleuze : « un ensemble de perceptions et de sensations qui survit à ceux qui les éprouvent ».
3 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, p.298, éd. Gallimard, 2009
4 Hans Belting, ibid.