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Guénaëlle de Carbonnières, des images qui soient comme des pierres

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Apparu avec la société industrielle, l’appareil photographique, comme « machine à photographier », a entretenu un rapport de connivence avec l’essor des métropoles dont il a contribué à magnifier la perception des chantiers et des édifices. Sans doute est-ce pour cela que l’architecture reste, aujourd’hui encore, une thématique fortement ancrée dans l’imaginaire des photographes.

L’intérêt que lui porte Guénaëlle de Carbonnières se lie cependant moins à cette complicité d’esprit positiviste qu’à une analogie structurelle, qu’elle fait jouer dans ses œuvres, entre le processus de construction par strates de ses images et celui de l’archéologie, qui dévoile des éléments d’abord enfouis. Ce qu’elle retient de l’architecture serait plutôt son caractère minéral, son ancrage dans un environnement naturel et son statut privilégié d’héritage artistique et culturel issu de civilisations très éloignées de la nôtre. On sent dans son œuvre une fascination pour la pierre comme outil d’inscription parmi les plus stables et solides offerts par la nature.

​En préambule de son exposition, Guénaëlle de Carbonnières a invité les artistes Guillaume Perez, Claire Georgina Daudin et Amandine Mohamed-Delaporte. Tout comme elle, ils font de la métropole lyonnaise le lieu d’une exploration à la fois documentée et poétique. Ils sondent la ville à travers des effets de zoom et de recadrages, inversent les relations attendues entre son centre et sa périphérie et la racontent autrement. Ils déploient un langage esthétique qui se fonde sur une pratique de prélèvement d’images, de formes et de matériaux. D’après une situation donnée, observée depuis la ville, ils recréent une histoire, ou un regard sur cette dernière, par l’articulation de ces fragments collectés.
​L’expérience de terrain et le travail d’enquête qui sous-tendent l’ensemble de ces œuvres réalisées par les trois artistes invités rejoint à bien des égards la démarche entreprise par Guénaëlle de Carbonnières depuis les archives de l’architecte lyonnais Tony Garnier.

Sa recherche esthétique s’adosse à une exploration étendue des propriétés physiques de la photographie. Simulant souvent les effets du temps sur la matière, l’artiste fait de la surface de ses œuvres un espace de transformation. De façon presque picturale, par le truchement de multiples interventions manuelles de l’ordre du dessin ou de l’incision, elle crée des effets proches de l’usure, de l’érosion, de l’enfouissement ou de l’effacement. Les supports de ses images empruntent leur porosité au sol, leur profondeur à la nuit, leur étendue aux fonds marin, leur labilité à l’écran de fumée. Depuis ces supports devenus matière, les formes solides et architecturées émergent et s’incarnent ou s’évanouissent, confrontant différents états d’apparition. La surface participe d’une tension narrative associée au caractère éphémère et mouvant d’images qui ne semblent se mettre à exister qu’à travers les yeux qui s’y posent et les mains qui les manipulent.

Au regard d’une œuvre où les notions de restauration, de reconstitution et de fragilité sont si présentes, l’invitation faite à l’artiste de s’intéresser au fonds d’archives de l’architecte Tony Garnier ouvre un nouveau chapitre dans ce travail de mémoire qui progresse par grands ensembles thématiques – un corpus d’œuvres, initié en 2019, était par exemple lié à la destruction de la Ville de Palmyre, en Syrie, et convoquait les notions d’image latente, de fragment et de mémoire lacunaire - .

Précurseur en bien des domaines de la réflexion urbanistique de l’immédiat après-guerre, Tony Garnier est peu connu des amateurs d’architecture. Il est l’homme qui a fait le choix de la province en une époque où Paris était déjà un point d’étape obligé pour se faire connaître par le plus grand nombre. Pourtant les dessins sont là ; leur datation atteste de sa pensée visionnaire. Avant Le Corbusier, Garnier a envisagé l’urbanisme moderne comme une opportunité de participation à la mise en œuvre d’une société plus égalitaire. Le quartier des Etats Unis, véritable « morceau de ville » qu’il construit dans l’agglomération de Lyon, comporte ainsi les premières HBM (Habitations à loyer Bon Marché).

Telle une archéologue, Guénaëlle de Carbonnières a aussi exhumé les rêves perdus de l’architecte, des projets fixés sur le papier mais non réalisés. Elle s’est notamment intéressée à ses visions de cités idéales au service de la vie moderne, s’inspirant à la fois des possibilités techniques ouvertes par l’industrie et de l’esthétique dépouillée des cités antiques dont les temples et les théâtres, les gymnases, les agoras et les arènes restent associés à un idéal de réalisation collective et à la mise en œuvre des premières démocraties.

Sur l’île du Souvenir réalisée par Garnier dans le parc de la Tête d’Or, l’artiste est allée chercher la topographie d’un ensemble d’œuvres qu’elle a choisi d’intituler « Au creux des pierres ». Dans les drapés de sculptures ornant l’imposant monument aux morts de la Première Guerre mondiale, elle a moulé des plâtres et s’est laissée guider par leurs surfaces creusées et bosselées pour y dessiner des paysages prenant corps dans leurs volumes. Entre référence et réminiscences, ces fragments lui ont évoqué tout à la fois la formation de collines et l’écoulement de cours d’eaux, deux éléments de nature, l’un solide, de matière accumulée, l’autre liquide, très présents dans la topographie de Lyon, construite au confluent du Rhône et de la Saône et dotée de trois collines dont celle de Fourvière abrite un important site antique gréco-romain.
Depuis ses vestiges, en particulier le Forum, l’artiste a établi des correspondances formelles entre l’anatomie de Lugudunum et des dessins réalisés par l’architecte lors de sa participation aux fouilles archéologiques de la cité de Tusculum, pendant son séjour d’étude à la Villa Médicis, à Rome.

Guénaëlle de Carbonnières élargit ainsi l’étude d’un architecte et d’une ville à l’échelle d’une spéculation rêveuse. Ses œuvres sont issues de rencontres tentées entre des mondes qui naissent d’une visualisation de leurs formes et de leur association par analogies.
Dans la série Palimpseste, l’emploi du calque, un outil communément utilisé par l’architecte et l’archéologue, permet que chaque strate de l’œuvre informe la suivante et qu’une matière dormante, laissée pour compte, se fasse mémoire vivante. L’artiste a imaginé des espaces, tout en transparences et en superpositions, traversés par différents ordres sans qu’aucun ne vienne en étouffer un autre, à la façon de ces arcadies conçues par des peintres de l’âge classique comme Poussin, mais également par Garnier l’artiste, compositeur d’éclectiques « Folies architecturées » en marge de ses travaux de commande.

Plusieurs moments de la ville coexistent ainsi, associant des éléments de son patrimoine antique, par exemple les gradins du grand théâtre ou de l’odéon, à des édifices contemporains comme le musée des Confluences. De cette architecture contemporaine, dite déconstructiviste, on remarque la forme hybridant un amas rocheux à un vaisseau futuriste ainsi que les jardins aux promenades établies depuis les bordures de la Saône jusqu’à celles du Rhône, résonnant avec un art de vivre en lisière de la ville qu’a cultivé Tony Garnier. Guénaëlle de Carbonnières s’est d’ailleurs inspirée de l’un de ses dessins réalisé dans les années vingt depuis la terrasse de sa villa construite à Saint-Rambert. Le panorama lyonnais s’y dessine au loin, entre les frondaisons des arbres que l’architecte a eu un plaisir manifeste à dessiner, tout comme il aimait souvent prendre le temps de représenter le ciel et la texture de ses nuages dans ses relevés d’architecture.

Cette situation de surplomb sur la ville de Lyon, Guénaëlle de Carbonnières en a aussi fait l’expérience depuis les hauteurs du Fort de Vaise, siège de la Fondation Renaud, et s’en est inspirée. Si son approche de l’image peut surtout sembler immersive, profondément liée aux états transitoires de la matière et renforcée par une quasi-absence de couleur, on remarque comment ses fonds brumeux font aussi basculer la perception vers une appréciation du réel proche de la vision ou de l’hallucination, contribuant à créer une impression de dérive de l’œil vers un paysage intérieur, non soumis à des données objectives.


Texte rédigé pour la publication accompagnant l'exposition Palimpsestes du territoire, rêver la ville avec Tony Garnier, Fondation Renaud, Lyon, exposition personnelle du 3 au 26 juin 2022