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Nicolas Darrot - Les noces chimiques

  • corbeaux
« Les hommes ne savent pas comment ce qui varie est d’accord avec soi. Il y a une harmonie de tensions opposées comme celle de l’arc et de la lyre. » Héraclite, fragments.

L’installation réalisée par Nicolas Darrot à la Maison Rouge met en relation deux éléments se distinguant d’emblée par des oppositions marquées. Une sonde solitaire, blanche et aérienne, une armée de corbeaux bruyante, agitée et hirsute. Ces corbeaux enfermés à l’envol impossible seraient-ils une figure de la mélancolie ? Longtemps associée au mouvement des astres, à l’influence néfaste de Saturne ou des lunaisons, la neurophysiologie l’explique aujourd’hui en terme de connexions neuronales défaillantes. La liaison comme la coupure des corbeaux avec l’ensemble dépend du passage de la sonde. C’est elle qui mène la danse, son mouvement cyclothymique condamnant les corbeaux à une alternance entre phases d’inhibition et moments d’euphorie. Mais l’excitation pourrait tout aussi bien être sexuelle, ce ballet mécanique une parade nuptiale et les corbeaux un vivier de gamètes… Dans ce dispositif en circuit fermé, la sonde est l’inconnue à l’équation qui régit l’ensemble. Est-ce un astre, un neurone ou un oeuf ? Elle est en tout cas vecteur d’énergie, tant par son rôle moteur dans le dispositif que par sa propension à entraîner les imaginations dans une spirale où les récits peuvent librement se télescoper. Ronde, lisse, blanche, elle renferme des possibilités indifférenciées.

La mise en place de liaisons figure sans doute l’enjeu essentiel des expositions de Nicolas Darrot. Ses créatures mécaniques sont reliées au moteur qui les anime et leur motricité assurée par un corps articulant des parties indépendantes. La liaison des créatures entre elles dessine les jointures signifiantes de la chorégraphie d’ensemble.« La convenance du tout, qui est la conformité d’un objet à ce qu’il doit être et la convenance de la partie qui est la convenance d’un objet à un autre auquel il est relié. 1», tel était le critère d’harmonie corporelle fixé dans l’antiquité, principe d’ordre semblable à leur représentation de l’univers perçu comme une cosmologie. Cette dilatation des lois de l’anatomie à l’échelle de l’univers ne pouvait qu’intéresser l’artiste manipulateur de liens. Une sculpture animée de l’Yggdrasill figure parmi ces créations antérieures. Cet arbre cosmique de la mythologie scandinave articule entre ses racines et la cime un bestiaire qui matérialise des énergies vitales et des puissances destructrices. L’énergie cosmique procède de l’activité conjointe de ces forces contraires et les branches de l’arbre sont autant de canaux assurant leur circulation ininterrompue entre la terre et le ciel.

Une confrontation dynamique de contraires est également à l’œuvre dans la Maison- corps, abritant de son centre à la périphérie une suite de couplages gigognes : dualismes de couleur et de forme, de l’un et du multiple, du fixe et de l’animé. La sonde assure le va et vient entre le ciel et la terre, l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. Gorgée de lumière, elle irradie des corbeaux nocturnes qu’elle révèle. Cette bille blanche qu’on imaginait volant au secours de la bile noire pourrait bien être un photon géant et la solution chimique. Le Passage au Noir correspond précisément à l’étape des « noces chimiques » qui couronne le processus alchimique. Instant de fusion entre une matière volatile symbolisée par la colombe et une matière lourde figurée par le corbeau, il donne naissance à la Forme. Au delà de leur tentative bien connue de transmutation du plomb en or, les alchimistes avaient surtout pour désir d’analyser les lois de la matière en devenir avant qu’elle ne se fige dans des configurations accidentelles. La fusion opérante du noir et du blanc représentait également celle de la matière et de l’esprit.

Les premiers automates de la Renaissance ne furent guère fabriqués pour se distraire mais pour comprendre la mécanique du corps, en analyser ses composantes. Contrairement aux sciences positives qui n’opèrent jamais sans séparations et distinctions, les configurations dessinées par Darrot avec ses automates sont restauratrices de liens. Elles découvrent des passages que notre désir de classification a ensevelis. Sa dernière exposition restituait ainsi notre troublante proximité avec les animaux en minant par analogies successives le clivage entre les deux règnes. La logique de la distinction était remplacée par celle, plus sensible, de la gradation. À la notion de coupure, Darrot opposait celle du devenir. Suivant une même approche inclusive, ce dispositif opère des synthèses. Sa forme cyclique en fait une structure de récit polysémique qui est aussi celle du mythe.
Allant à rebours de la diversité du vivant, le mythe en recherche au contraire la structure commune. Comme l’écrit Mircea Eliade, il «  sert de modèle pour toute forme de « création » ; aussi bien la procréation d’un enfant que le rétablissement d’une situation militaire compromise ou d’un équilibre psychique menacé par la mélancolie et le désespoir.2 » L’interprétation des phénomènes relève d’une même économie intensive, d’un principe d’équilibre et de déséquilibre de forces. Chaque évènement est un point de cristallisation à l’intérieur d’un réseau dynamique d’ensemble où circulent et se distribuent des énergies créatrices. Maîtresses de ces fils conducteurs, les divinités mythologiques en administraient le flux, assurant leur conséquence bienfaitrice comme leur puissance néfaste. Élixirs et baisers décrits dans les contes procèdent de cette même logique de transmission par laquelle circulent charmes et sortilèges. Ambivalence de la sonde : elle relève autant du baiser connectant les corbeaux à un flux vital que de l’astre néfaste les paralysant à distance.

Cette notion de flux vital travaillait déjà la précédente exposition de Nicolas Darrot à la galerie Eva Hober. Fabriquée avec un ampèremètre, L’œuvre intitulée Journal des Enfants Loups semblait surveiller le pouls des créatures connectées. Les circuits de production et distribution du lait maternel de la louve se matérialisaient quant à eux avec des diodes lumineuses. Trait d’union entre la connexion et la coupure, le passage régulier de la sonde maintient le lien actif entre l’une et l’autre de ces stases. Lorsque le visiteur ne la voit plus, il l’entend rouler au- dessus de sa tête, flux sonore accompagnant sa déambulation dans l’espace de la Maison Rouge. Loin de toute relation de causalité nous enfermant dans un récit téléologique, le caractère cyclique de l’œuvre signale au contraire son devenir perpétuel. Chaque révolution de l’œuf opère une synthèse, une solution chimique, un recommencement.

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1 François Julien, De l’essence du nu, Seuil, Paris 2000. 2 Mircea Eliade, Briser le toit de la maison, Gallimard Essais 1986

novembre 2006