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Playtime, le corps dans le décor (2)

  • Playtime

    © Elvire Bonduelle


L’exposition Playtime prend pour fil rouge le thème du « corps dans le décor ». Elle se structure par une installation d'Elvire Bonduelle redistribuant l'espace d'exposition autour d'un tourniquet composé de quatre "coins d'attente" . Le visiteur est invité à s'y asseoir pour contempler les oeuvres.

L'exposition s'ouvre sur un dialogue établit entre les photographes Lucien Hervé et Cyrille Weiner, à travers une sélection de leurs photographies filtrée par des références au film Play Time de Jacques Tati, réalisé en 1967.  Par ses collaborations avec Le Corbusier, et des architectes majeurs du modernisme,  Lucien Hervé a contribué à mettre en image la radicalité de la modernité comme instauration d’un ordre nouveau et le projet social qu’elle a porté en repensant l’habitat. Lucien Hervé fait œuvre de photographe bien plus qu’il ne documente l’espace construit. Il en amplifie les effets, les dynamise, les relationne dans un jeu fortement contrasté d’ombres et de lumière. La récente publication intitulée « Le Corbusier – Lucien Hervé – Contacts » (éd. du Seuil)  atteste que le mouvement du corps est indissociable de sa conception de l’architecture. Son regard, sensible au caractère dynamique de l'espace habité, n'a pas seulement documenté les constructions de Le Corbusier; il a amplement contribué à enrichir la perception de l'architecte sur son objet d'étude. En vérité, c'est une autre nature qui parle à la caméra que celle qui parle à l'œil", écrivait Walter Benjamin.

L’ambition des urbanistes d'après-guerre a été de replacer l’humain au cœur de la ville, mais l’architecture normative qu’elle a généré s’est progressivement écarté de cette volonté de départ.
Cyrille Weiner est l’homme d’une autre génération, celle qui a vu le projet social de l'architecture moderne glisser vers l’écueil de la cité dortoir, où « habiter » s’est confondu avec « loger ». Loger un corps n'est pas nécessairement l'encourager à habiter un espace. C'est ainsi qu'en allant chercher l'humain en marge des villes, là où aucun dessein architectural ne l’attend, Cyrille Weiner a observé ses comportements de vie. Là où la pensée rationnelle des espaces s'évanouit, des actions improvisées s'engagent. Elles échappent aux loisirs planifiés et au bonheur standardisé. L'approche de Cyrille Weiner est optimiste et sans nostalgie, avant tout sensible à la façon dont l’homme se réapproprie son environnement. Le photographe se penche sur les usages, parfois totalement décalés, qui sont fait d'un espace construit pour ouvrir une réflexion d'ordre anthropologique sur l'habiter.

Chez Elvire Bonduelle, des œuvres liées à l’idée d’aménagement de l’habitat irriguent une réflexion sur le fait de « trouver sa place ». Au moyen d'installations, dessins, et mobiliers aux formes volontairement simples et dépouillées, où le design de type fonctionnaliste flirte avec le dessin d'enfant, elle imagine depuis quelques années des "oeuvres praticables." Cette "dictatrice du bonheur", comme elle aime à se définir, s'attache ici à concevoir du confort dans l'espace d'exposition, un lieu qui tend souvent à oublier le corps pour ne favoriser que la projection mentale dans les oeuvres. L'oeuvre d'Elvire Bonduelle tente ainsi de restaurer un équilbre entre le corps et le décor.

Les artistes Emese Miskolczi et Nathalie Regard ouvrent la réflexion sur l'habiter à l'ère du numérique. Leurs œuvres se situent à l’intersection du visuel et du virtuel. La métaphore machinique est fortement présente dans les travaux de ces deux artistes, marqués par la notion de processus et de répétition. Elle entretien une connivence avec la définition de la maison comme "machine à habiter" par le Corbusier. La dématérialisation des espaces représentés évoque également ces nouveaux territoires de la "surmodernité" appelées « Non-Lieux » par le sociologue Marc Augé, des lieux de passage non destinées à être habités comme les aéroports, les salles d’attentes ou les écrans d’ordinateur ; l’appareillage informatique appartenant, en partie, au même espace que celui dans lequel notre corps agit. La fascination de ces deux artistes pour les zones intermédiaires s’exprime par une reconstruction plastique de leur nature transitoire. La métaphore du chantier comme valorisation du travail, très présente chez Lucien Hervé, resurgit également avec force dans leurs oeuvres.

En fin de parcours, l'installation de Mischa Kuball, "Playtime domestic version", synthétise l'approche dynamique, et phénoménologique de l'espace rythmant l'exposition et accordant une importance à l'interaction du visiteur avec les oeuvres. Cette oeuvre immersive met en relation la vue et le mouvement. Elle plonge le visiteur dans l'obscurité, au coeur d'une projection d'images mouvantes filmées à Paris et se jouant de ce qu'il voit.

Pour conclure... Issus d’une génération témoin de mutations importantes dans l’espace urbain, Lucien Hervé (1910-2007) et Jacques Tati (1907-1982) apportent une perspective historique sur les travaux des cinq autres artistes : Lucien Hervé rappelle à quel point la photographie a accompagné les étapes du mouvement historique moderne : la transformation urbaine, le nouveau paysage industriel, l’expansion du territoire. Le regard qu’il porte sur l’architecture de son temps est emblématique d’une approche utopique du « vivre ensemble ». Si l’urbanisme moderniste a insisté sur la vocation relationnelle et sociale des espaces aménagés, les « Non-Lieux » renvoient à l’expérience du déracinement, mais aussi à la dérive contemplative décrite par Jacques Tati dans Playtime à travers les personnages de Mr Hulot déambulant dans "Tativille" et d'une jeune touriste américaine se séparant de son groupe organisé.
De l'urbanisme moderniste à l'appropriation de friches et de territoires virtuels, cette exposition est une réflexion anthropologique sur l’habiter, liée aux usages de l’espace construit. « C’est seulement si l’on a la capacité d’habiter que l’on peut construire », écrivait Heidegger dans un texte intitulé "Construire, Habiter, penser".

MP, août 2013

Site internet de l'exposition : www.playtime-expo.com

1 - Ces lieux sont mentionnés à titre d’exemple. Tout lieu peut devenir un « non lieu » et inversement, en fonction de l’usage que l’on en fait. Une friche urbaine ou naturelle (non-lieu) peut devenir un squatt (lieu) et une habitation devenir un « non-lieu », comme le décrit Tati dans Play Time, avec les "appartement-vitrines.

Présentation du commissariat d'exposition Playtime, le corps dans le décor, réalisé à saint Dié des Vosges, du 11 juillet au 21 septembre 2014.