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Georgia Russell

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    © Galerie Dukan et Hourdequin

MP : Peux-tu nous parler du premier objet que tu as découpé ?

Georgia Russell : Il s’agissait d’un livre dont le titre est Mémoire. En résidence d’un mois à Paris pour un travail de vidéosur le temps et les variations de la lumière, je me baladais sur les quais de Seine. Les étals des bouquinistes m’ont interpellée par leurs vieux livres déjà lus et ce rassemblement désordonné d’auteurs où l’on peut trouver Marcel Proust à côté de Paul Auster. J’avais déjà utilisé des livres comme carnets de croquis mais celui-ci m’a donné envie d’y découper un lustre pour placer une lumière à travers. Au contact du papier et de ses transformations, d’autres idées plus intuitives ont surgi. Le livre a pris des formes que je n’aurais jamais imaginées avant.
Beaucoup de livres sur lesquels tu es intervenue font référence à l’intimité féminine. Je pense aux Études sur l’hystérie, au Deuxième Sexe ou à des romans emblématiques comme Madame Bovary.

S’agissait-il d’explorer cette thématique en particulier ?

Ces lectures étaient liées au fait d’être une étudiante étrangère vivant à Paris, s’interrogeant sur qui elle est et sur ce qu’elle souhaite faire. Au-delà de cette anecdote personnelle, je suis assez convaincue par l’idée que le livre s’adapte au lecteur. Il a un pouvoir de transformation sur lui de la même façon que le lecteur est libre de s’y projeter.

Est-ce pour représenter cet impact des livres sur l’intériorité du lecteur que tu les fais ressembler à des organes internes comme des poumons, un cœur ou un système nerveux ?

Une fois ouvert, le livre est un espace où l’on peut se sentir devenir quelqu’un d’autre. En passant sous mon scalpel, il devient le trophée des émotions qu’il a suscitées en moi. Il en permet le partage tangible. Leur forme évoque aussi des totems ou des masques… Dans de nombreuses cultures, ces objets de croyance permettent d’entrer en relation avec les ancêtres. Ils ont pour fonction de protéger et sont aussi utilisés pour rendre compréhensible le monde sensible en l’articulant dans un système de représentation cohérent. Sous une forme certes différente, ces aspects apparaissent aussi dans le rapport que nous entretenons avec les livres. Dans ces œuvres essentiellement réalisées à partir de romans, j’ai été étonnée d’en trouver quelques unes faites avec des journaux…
Le journal est un miroir de la société au même titre que le livre bien que son contenu soit destiné à passer beaucoup plus rapidement. Il est assez vertigineux de voir s’écouler toute cette information au quotidien. Cela dit, je peux aussi avoir cette sensation en feuilletant un livre d’histoire de l’art. Entre la première et la dernière page, de multiples révolutions esthétiques se sont déroulées sous nos yeux. Leur concentration en un seul livre donne l’impression d’un cycle ininterrompu, aux formes constamment renouvelées. Mon travail de découpe est aussi un symbole de ce temps qui passe.
De nombreux livres surréalistes sont aussi passés sous ton scalpel, à commencer par le « Manifeste » lui-même, l’emblématique Nadja ou encore ce livre intitulé De Baudelaire au surréalisme.

Est-ce pour des raisons d’affinité esthétique avec ce mouvement qui a pensé d’une façon nouvelle la relation entre littérature et image et encouragé leur usage iconoclaste ?

Avant d’arriver en France, je connaissais assez peu les surréalistes. Lorsque j’ai découvert de plus près leur travail de transformation sur les objets, j’ai senti une affinité d’intérêt qui m’a donné envie d’explorer de plus près ces artistes. Je pense par exemple à Claude Cahun pour qui la subjectivité est nécessairement multiple et mobile, constamment réinventée au fil des instants. Pour elle, cette labilité va à l’encontre de notre besoin d’identification ou de classification. L’identité serait tout au plus comme un masque que nous portons. Ses réflexions sont largement influencées par la célèbre formule de Rimbaud, « je est un autre ». Peut-être que par mes œuvres découpées, je transmets aussi cette idée de mutation constante.

Dans le cas de tes Paysages, tu es partie d’images déjà existantes tandis que pour les Nus, tu as fait photographier des modèles que tu as choisis et mis en scène. Pourquoi cette différence d’approche ?


Pour les paysages, l’idée était de partir d’anciennes photographies trouvées dans les archives du musée d’Orsay. Réalisées par des explorateurs pour inventorier des sites naturels, ces photographies ont fixé des paysages impressionnants qui aujourd’hui n’existent plus ou se sont transformés au point de devenir méconnaissables. Je trouvais intéressant de voyager à travers elles. Dans le cas des photographies de nus, j’ai au contraire voulu partir d’un monde très proche du mien. Les modèlessont tous des amis et ce choix est important. Travailler avec des gens que j’aime est un moteur au même titre qu’avec les livres. Cette forme d’interaction affective que j’entretiens dans le travail est importante.

Ton processus de découpe, lent et sophistiqué, n’est-il pas d’ailleurs une manière de passer plus de temps avec l’image ?

Effectivement, les incisions communiquent le temps passé avec l’image. Ce pattern répétitif rend tangible l’accumulation de minutes, d’heures et de journées écoulées dans une œuvre. J’étire la forme jusqu’à ce qu’elle soit sur le point de disparaître, pour la faire glisser vers un état plus abstrait. Les incisions couvrent d’abord une petite portion de la surface puis commencent à l’envahir et à faire bouger l’image jusqu’à l’emporter et parfois la désintégrer. En se délitant, elle ressemble à ces souvenirs dont on garde une émotion, souvent très forte en comparaison de ce qu’on se rappelle qui est infime.
Cette frontière ténue entre la réalisation d’une œuvre et sa destruction fait penser au thème du Chef d’œuvre Inconnu, ce roman de Balzac que tu as aussi choisi de découper…
Si l’un des propos du dessin est de trouver le trait juste, on peut dire que je dessine en négatif sur l’image pour en conserver les traits essentiels. En poussant au maximum leur incision, il m’est arrivé d’avoir à jete des images parce que j’étais allée trop loin. Quel que soit le support de départ, ils’agit toujours d’un travail de défiguration par lequel je rentre dans l’objet pour mieux le connaître et transmettre l’émotion qu’il a provoquée en moi. La retenir, c’est parvenir à garder juste ce qu’il faut de matière.

Entretien en avril 2010 pour le catalogue d’exposition Georgia Russell, galerie Dukan et Hourdequin, Paris.