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Nicolas Darrot, Journal des enfants-loups

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    © Courtesy galerie Eva Hober

Écrit dans les années 20, le témoignage d’un révérend anglais ayant recueilli deux fillettes élevées par des loups au fond d’une termitière fournit le point de départ du nouveau travail de l’artiste. Ni vraiment humaines, ni totalement animales, leur description fait se croiser les deux règnes de façon troublante.

Montée en trophée de chasse, la tête d’un sanglier immaculé accueille le visiteur. En plus de son caractère avenant, consternant pour un tel animal, ses yeux et sa gueule s’animent. Autre hiatus : le sanglier parle, il ne grogne pas. Bien que le message demeure incompréhensible à nos oreilles profanes, un autre plus implicite semble vouloir dire : ici commence un territoire intermédiaire où les frontières entre genre humain et animal se délitent.

Les grognements sourds d’Amala, prénom donné à l’un des enfants par le révérend, ne tardent pas à donner la réplique à notre sanglier sympathique. Mais ici point de visage, point de regard. Une fourrure polymorphe nous fait face, de laquelle émergent des mâchoires humaines plus proches pourtant de la gueule que de la bouche. Cet organe assumant tour à tour chez l’homme la formulation du logos et une fonction prosaïque de subsistance n’est-il pas l’un des plus représentatifs de notre double nature ?

La présence de la Louve dont la fonction d’allaitement est matérialisée par un circuit luminescent focalise encore notre attention sur la bouche comme vecteur de communication, de ce qui entre et sort. Évocation de la tendresse maternelle commune aux mammifères ou allusion au stade oral décrit par Freud, moment où l’ingestion d’aliments et la satisfaction sexuelle se confondent ?
A travers la thématique physique de la bouche/gueule, Nicolas Darrot met en branle un jeu d’ambivalences, la labilité des métamorphoses autorisant ce va et vient graduel de l’homme à la bête où se télescopent de façon constante les indices de leur différence et de leur proximité.

Les délicats pictogrammes luisant doucement dans une obscurité partielle représentent Kamala. Contrairement à la cadette Amala, n’ouvrant la bouche que pour boire et manger, l’aînée franchira le seuil décisif du langage, basculant de ce fait vers l’humain, le civilisé. La luminosité des pictogrammes ne fonctionnant que par intermittence pour s’évanouir à nouveau dans l’obscurité évoque la fragilité de cet acquis. Kamala ne survivra guère plus longtemps que sa sœur à ce double déracinement.

Le témoignage du révérend Singh est avant tout le récit d’une métamorphose impossible, d’un combat tragique avec la nature humaine que Darrot place ici sous le signe du Cerf, animal assimilé dans l’iconographie religieuse médiévale au Christ en croix, autre figure divisée entre sa double nature.
Cet automate intitulé Macrotermitinae fait figure d’élément central. Sagement tapi sous un voile transparent, son corps se meut par paliers, en un mouvement ascendant pour se figer verticalement. La tête du cerf se tourne entièrement vers le haut et le voile ainsi tendu prend la forme d’une termitière géante, rappelant le lieu d’origine et la métamorphose des enfants-loups.

Ce mouvement d’érection, associé à la symbolique puissante de l’animal n’est pas sans faire penser à quelque cérémonie rituelle chamanique, dimension à laquelle participe l’automate représentant le révérend. Manipulée comme une marionnette par un bras mécanique l’arrachant au sol pour le faire retomber, la figurine en transe est soumise au caprice d’une volonté extérieure. Au fond de la galerie, des lettres fixées à des baguettes mobiles, dont l’agencement décrit alternativement les mots « apesanteur » et la «.peur sainte », rythment ce ballet complexe des automates.

Maniant avec inventivité et poésie les éléments clés du Journal des enfants-loups, Nicolas Darrot inscrit le témoignage singulier du révérend Singh dans un récit plus vaste d’ordre mythologique. Circulant à travers ce dense réseau de symboles, des analogies apparaissent, qui de la fable de Diane et Actéon au happening de Joseph Beuys se confrontant à un coyote ne cessent d’exprimer notre fascination pour le règne animal en ce qu’il représente, sans doute, la part la plus obscure de l’homme.


Pour Paris-art, 2006