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Martine Aballéa, Transmutation

  • Martine Aballéa, Sel de tempête

Intime, sensuel, onirique, l’univers artistique de Martine Aballéa associe les écritures du cinéma, de la photographie et du roman noir. Cette transversalité des langages, amplifiée par la réalisation de multiples, en fait une œuvre profondément novatrice dans les années 70 qui préfigure les stratégies de dissémination de l’art relationnel. La place du vivant, notamment du végétal auquel l’artiste accorde de l'importance, et ses multiples fictions de corps transformés en fait également une œuvre d’une grande actualité.

Née en 1950 à New York, l’artiste franco-américaine Martine Aballéa diffuse ses premières œuvres dans un contexte de « mythologie de l’intime » caractéristique de la scène artistique française du milieu des années 1970. Comme Sophie Calle, Annette Messager ou Christian Boltanski, elle fait voir une relation d’intimité au monde qui se dévoile subtilement au fil de ses œuvres. En articulant des textes, des photographies trouvées, retouchées, des objets domestiques mis en scène ou réinventés, l’artiste esquisse des trames narratives où se brouillent les frontières entre la réalité et la fiction. Martine Aballéa puise dans le registre de l’imagerie populaire, avec cette idée forte que si l’image n’a pas valeur de preuve, si elle ne dit pas la réalité, il devient alors possible d’en faire un outil de fiction.

En imitant les stratégies d’annonces de la publicité, de la communication, de la société de loisir ou de consommation, elle infiltre la réalité et va bien au-delà du contexte muséal. Elle fait circuler ses œuvres en dehors du circuit de l’art pour les mêler aux objets domestiques et les mettre à portée de nos mains. À L’Hôtel Passager qu’elle a temporairement installé entre les murs du musée d’Art moderne de la ville de Paris, en 1999, on trouvait des feuilles de correspondance à en-tête incitant les visiteurs à écrire des lettres, et pourquoi pas à se donner rendez-vous dans les chambres.

Martine Aballéa cherche à stimuler l’imaginaire du regardeur plutôt qu’à imposer le sien. Elle accorde à ce titre un rôle essentiel au multiple dans son art : service à thé, broderie, boîtes de conserves alimentaires dorées dont les noms suggestifs de produits inédits sont sérigraphiés sur les étiquettes, flacons aux liquides fantaisistes allant de la boisson domestique à l’élixir mystérieux et à la fragrance inédite. Tous les sens sont sollicités. Une autre famille complète ces multiples, la conception et l’édition de documents associés à des lieux et des événements souvent fictifs : des menus de restaurants, des affiches de films inexistants, la brochure commerciale d’une agence de voyage factice, des modes d’emploi, des cartes de visite.

Martine Aballéa développe essentiellement un art d’invitation à faire des expériences. Leur nature est souvent émotionnelle, parfois existentielle, toujours teintée d’étrangeté. L’expérience proposée peut être d’ordre physique et contemplative, mais aussi d’ordre imaginaire et fantasmée.

Nouveaux lieux, nouveaux usages
Lorsqu’elle est invitée à exposer dans des contextes artistiques, Martine Aballéa se saisit des lieux comme de décors propices à l’invention de nouveaux usages. Invitée en 1978 à réaliser une œuvre à PS1 à New York, elle convertit un grand placard en The Turquoise Zone Seduction. Elle plonge son volume intérieur dans une lumière vert émeraude et l’orne d’une étoile dorée qui semble s’étirer dans l’espace. L’autre partie de l’œuvre est son annonce sous la forme d’une invitation où l’on peut lire : Necessary Feast Vapor, The Kiss of the Green Sleeper, Emerald Departure Delights tels sont les indices programmatiques de la cabine émeraude soustraite aux regards et à la circulation des visiteurs.

Les supports éditoriaux que sont les cartons d’invitation, mais aussi les livres d’artistes qui combinent de courts récits à des images, sont non seulement des prolongements narratifs et visuels de l’exposition, mais également une façon de faire « plus ou moins exister[1] » des lieux fantasmagoriques. C’est le cas de L’Institut Liquéfiant, une œuvre réalisée en réponse à une commande du FRAC des Pays de la Loire en 1994 et présentée à la Biennale de Lyon en 1997. Inspirée par l’expérience d’une cure thermale, Martine Aballéa a imaginé un institut dont la prestation consiste en une liquéfaction complète de son corps et en la possibilité de le solidifier à nouveau, à tout moment. L’explication du fonctionnement de cet institut et des différentes étapes de préparation à une transmutation du corps à l’état liquide se découvre sur des documents, une suite de textes édités sur des tirages argentiques colorisés, sur fond d’images romantiques où des détails d’architectures anciennes se mêlent à des paysages saturés d’une végétation luxuriante. Chez Martine Aballéa, les compositions visuelles mêlant nature et architecture sont une signature, elles esquissent les contours d’un lieu et d’une ambiance pour donner un cadre à ses intrigues, les ancrer dans un contexte évocateur. Par l’acuité de ses descriptions, l’artiste, à travers cette histoire aberrante, nous parle du vivant. Elle narre le plaisir à sentir s’évanouir son corps, finalement proche de celui du transport érotique, pour se laisser traverser par d’inédites sensations physiques. Elle y raconte aussi l’angoisse de disparaître, de ne jamais se retrouver.

Martine Aballéa s’intéresse à la physique, à la chimie et aux sciences du vivant. Au Parvis, à Tarbes, elle a utilisé le contexte particulier de ce centre d’art, situé dans un centre commercial, pour y ouvrir une épicerie. Dans les rayons de son Magasin fantôme, on trouvait des Bonbons marinés et du Sel de tempête, mais aussi des conserves de produits dont le goût et la texture s’annoncent à travers les noms et les visuels de leurs étiquettes sérigraphiées. On découvrait ainsi le Concentré familial, le Potage antique et les Mousses au sirop. Des réclames faisaient également la promotion d’un Produit profond indispensable ou d’un Sirop de roche transparent[2]. En revisitant l’art du packaging, Martine Aballéa réalise des objets de collection, diffusés sous la forme de multiples, où la relation texte/image, d’une grande poésie, est toujours annonciatrice d’une expérience sensorielle hors du commun qu’il nous revient d’imaginer.

Le corps dans le décor
Aussi absurdes que soient les scénarios construits par Martine Aballéa, la précision avec laquelle elle les raconte les transforme en descriptions troublantes de perceptions d’un monde autre. Selon Freud, le phénomène d’hallucination ne désigne pas un état de déconnexion de la réalité, mais bien au contraire un état d’hypersensibilité stimulé par un surplus de réalité et de détails. « On hallucine par excès de netteté[3].»

Si les corps sont toujours absents des œuvres de Martine Aballéa, ils sont néanmoins constamment évoqués, à commencer par la possibilité, parfois simulée, de les manipuler, de les consommer. Beaucoup d’œuvres mêlent les corps humain, végétal et minéral pour développer des fictions de corps intermédiaires entre ces différents règnes et les imaginer s’épanouir en d’autres milieux. On pense à L’Arbre à bijoux, à l’American Center à Paris, en 1981, au champignon artificiel créé dans l’angle d’un mur du musée d’Art moderne de la ville de Paris lors de l’exposition « Nouveaux phénomènes naturels », en 1983. On se rappelle aussi l’Algue cristal, « en suspension végétative » placée dans une fiole et « à ne jamais desceller », selon les prescriptions de l’artiste, un multiple qu’elle a édité avec la galerie Thaddaeus Ropac en 1996.

Beaucoup d’installations de l’artiste, de grandes photographies murales à l’intérieur desquelles sont posés quelques plantes ou éléments de mobilier, s’apparentent également à des maisons fantômes. Leur architecture est matérialisée par ses contours extérieurs, des films aux couleurs luminescentes de fête foraine dessinant l’embrasure des portes et fenêtres, les arêtes des murs, des cheminées et des plinthes. Ces maisons semblent à la fois surgir de l’obscurité et s’y évanouir. Martine Aballéa a aussi le goût des labyrinthes, des alcôves, des boudoirs, des chambres d’hôtel et des salles d’attentes, autant de lieux intermédiaires à forte teneur romantique, comme échappés d’un roman noir ; des lieux où les corps se lovent, se croisent temporairement, s’abritent ou se perdent. On pense notamment à Eldorado Lounge au Tripostal à Lille en 2020, à The Green Cat Club présenté à la galerie Art : Concept, en 2000, ou au Bois de Luminaville réalisé en 2016 à la galerie Édouard Manet.


Texte écrit pour les Editions Dilecta à l'occasion de l'exposition des oeuvres de Martine Aballéa,  2 septembre au 12 octobre 2021

Visuel : Martine Aballéa, Sel de tempête, photographie noir et blanc sérigraphiée, puis rehaussée à l'encre, contrecollée sur boîte de conserve, 2000.

Notes :

[1] « J’aime les choses qui existent plus ou moins » est un propos de Martine Aballéa que Bernard Marcadé met en exergue de l’article qu’il lui consacre, tant ce propos « signe un programme esthétique ». Martine Aballéa, Dictionnaire universel des créatrices, Paris, Éditions des Femmes – Antoinette Fouque, 2013.

[2] Description du Magasin fantôme par Bernard Marcadé, ibid.

[3] Nous empruntons ce propos au peintre Simon Leibovitz-Grzeszczak.