Les histoires érudites de la photographie nous font parfois oublier comment les artifices de l’image auxquels se sont adonnés avec une curiosité enfantine des pionniers de la photographie comme Hippolyte Bayard ou Georges Mélies ont dès le départ ouvert cette technique naissante aux jeux optiques, leur faisant parfois produire de véritables canulars visuels. Bien que minimale par la forme qu’elle prend, Mother’s Rooms, comme bien d’autres séries réalisées par Baptiste Rabichon, s’inscrit dans cet esprit d’expérimentation à la fois poétique, spéculatif et contemplatif.
L’artiste s’inspire ici d’une expérience commune à bien des enfants qui, allongés la tête en bas et les yeux fixés sur le plafond transforment celui-ci en sol d’un étrange espace dans lequel ils se propulsent mentalement ; un simple retournement visuel donnant ainsi accès à une autre dimension… À notre tour désorienté par ces compositions inhabituelles, nous décelons progressivement les indices de l’inversion perceptive à laquelle l’artiste nous confronte : ici une ampoule en lévitation, là un abat-jour transformé en couronne par le reflet d’un miroir ou en arbuste aux ampoules allumées rivalisant avec la lumière naturelle de fenêtres ouvrant sur un parc arboré. Les choses qui tombent se tiennent en suspension, les lustres s’érigent.
Cette expérience reposant sur une inversion haut/bas, suspend en réalité une partie des filtres à l’origine de notre « vision naturelle » : du monde qui se reflète d’abord à l’envers dans nos rétines et qui y est remis à l’endroit par notre cerveau, au miroir placé dans les appareils photo corrigeant l’image en la redressant vers le haut. Cette analogie, cognitive et technique, a conduit l’artiste a choisir la chambre photographique. Dépourvue de miroir correcteur, la chambre dont l’objectif a été tourné vers le plafond fait voir en temps réel ce qui s’y capte.
En matérialisant une vision d’enfance avec le premier appareil de l’histoire de la photographie, Baptiste Rabichon fait un retour sensible au lieu de l’image originelle, non encore corrigée par le filtre des médiations. La chambre nous reconduit à une enfance de l’image. Elle évoque aussi, par sa taille imposante, si encombrante en comparaison des petits outils connectés qui se glissent dans une poche ou un sac, cette autre chambre originelle où nous avons tous flotté, à l’envers, neuf mois durant.
Le contraste volontairement doux de ces images produit une atmosphère de rêverie et d’apesanteur qu’accentuent la grande dimension des tirages. L’étrangeté qui surgit au cœur du familier par cette simple inversion rappelle l’expérience du peintre Kandinsky qui, subjugué par un de ses tableaux posés à l’envers dans son atelier, un jour de l’année 1918, découvrait ainsi la puissance de l’abstraction.
Avec Mother’s rooms, les embrasures, cadres, moulures, angles de pièces passent soudain au premier plan, pliant étrangement la surface de l’œuvre. Ces chambres racontent aussi, comme elles déconstruisent par l’apparent désordre de leur vision inversée, ces multiples mises en abimes dont les peintres se sont si souvent délectés, explorant à travers les portes, les miroirs et les fenêtres les puissants effets des jeux illusionnistes à l’œuvre dans les espaces de la représentation.
Texte rédigé pour la présentation de la série "Mother's room" au Prix Camera Clara, projet lauréat de l'édition 2023.