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Entretien au sujet de Lucien Hervé avec Quentin Bajac, conservateur en chef du département de photographie au Centre Pompidou, Paris

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    © Lucien Hervé


Marguerite Pilven : Sur une proposition de donation faite par son épouse, soixante photographies de Lucien Hervé ont été choisies par vos soins pour rejoindre les collections du centre George Pompidou. Cette sélection cherche-t-elle à représenter l’oeuvre dans son ensemble ou se focalise-t-elle plutôt sur la manière dont elle peut s’inscrire dans le contexte des collections du centre Pompidou ?


Quentin Bajac : L’idée est d’abord de représenter Lucien Hervé dans les collections photographiques du Centre, où il ne figure pas. Il s’agit aussi de mettre ses images en résonnance avec l’architecture, la peinture ou le dessin. Son travail entretient des affinités avec celui d’artistes qu’il a côtoyé de près, comme le Corbusier ou Fernand Léger. On a tendance à l’associer exclusivement à la photographie d’architecture alors que sa formation, ses passions et ses aspirations l´inscrivent au carrefour de mutiples pratiques, qu’il s’agisse de la mode, de la peinture ou de la musique. Nous avons souhaité dégager une vision globale de cette oeuvre qui s’inscrit pleinement dans le contexte du modernisme.

Comment Lucien Hervé s’inscrit-il dans cette photographie moderniste, lui qui semble isolé géographiquement des Avants Gardes artistiques où la photographie joue un rôle prépondérant (Constructivisme en Russie, Bauhaus en Allemagne) et qui ne fréquente aucun photographe ?

Hervé est doublement isolé, géographiquement et personnellement. Le fait d’adopter la photographie pour gagner sa vie, à la fin des années 30, le rapproche de certains compatriotes comme Brassaï. Presque dix ans après, il s’inscrit dans le sillage d’artistes qui ont saisi l’opportunité de développement de la presse illustrée pour devenir photographes de reportage. On trouve aussi à Paris, dès les années 30, un intérêt pour la photographie d’artiste, avec des galeries comme celle de la Pléïade ou du Chasseur d’image qui ouvrent leur porte et des revues spécialisées comme celle du Salon de l’Escalier. Des artistes de renom s’intéressent aussi à la photographie, comme Picasso ou Brancusi qui la pratiquent. En cette période de décloisonnement des arts, ce medium joue un rôle de premier plan.

Peut-on voir dans les portraits de Mimi et Bernard l’influence d’un photographe comme Rodchenko ?

Du fait de ses origines hongroises, Hervé était sans doute sensible aux expérimentations photographiques de la Nouvelle Vision dont il adopte le langage de façon presque naturelle. Des procédés stylistiques souvent utilisés, comme l’inversion des valeurs négatives, la surimpression, les plongées et les contre- plongées ont été redécouverts par ces photographes par le biais du cinéma. Lorsque Hervé adopte ce vocabulaire, à la fin des années 30, il ne s’agit plus d’une démarche innovante mais déjà d’un poncif de la photographie moderne.

La photo que vous avez sélectionnée de la Tour Eiffel date de 1948, un an avant la rencontre de Lucien Hervé avec le Corbusier, qui marque pour beaucoup le début de sa carrière officielle de photographe. Pourtant, cette image ne contient-elle pas déjà ce qui fait l’une des particularités stylistiques de Lucien Hervé, son emploi d’éllipses et de raccourcis qui contiennent une vérité d’ensemble du bâtiment ?

Il y a une évocation indirecte de l’esprit du lieu. L’image rammenée à un plan vertical joue très fortement sur le potentiel du hors champ, ce point de vue invisible sur la ville. On trouve aussi la stylisation caractéristique des lignes et le rapport, très harmonieux, de l’élément humain s’intégrant dans un environnement construit. On a finalement tort de séparer ses photographies d’architecture de celles, dites “humanistes”. Les deux genres sont liés par l’idée que l’être humain est au coeur de toute chose. La façon qu’a Hervé d’insérer l´humain de manière graphique dans le tissu architectural lui est très spécifique. Si les prises de vues plongeantes de la Tour Eiffel n’ont rien d’original à l’époque, celle de Hervé se distingue par sa focalisation du point de vue sur les bras accoudés et la manière dont l’édifice est vécu.

A partir de 1947, Hervé réalise quantité d’images de la Tour Eiffel dont il semble étudier profondément la structure. Si le thème de la ville et de l’architecture est récurrent dans la photographie de l’entre-deux guerres, n’est-il pas original de photographier un seul bâtiment, en composant des images à l’intérieur de celui-ci ?

En multipliant ses prises de vues du bâtiment, Hervé semble déjà travailler dans l’optique d’en épuiser toutes les possibilités graphiques, et ce avant même de se voir assigner une commande. La Tour Eiffel est perçue comme possédant une véritable photogénie, avec ses poutrelles en fer qui se détachent sur un fond plus clair, occasionnant des contrastes de noir et blanc, et par la façon dont la figure humaine s’insère dans sa trame. Bien que son approche soit différente, Hervé s’inscrit aussi dans le sillage de photographes qui, à la fin des années 30, font de la Tour Eiffel un emblème de la modernité.
Ce phénomène est à rapprocher de la manière dont on a aussi érigé la photographie comme symbole de modernité avec, pour toile de fond, le mythe du progrès. La tour Eiffel et la photographie instantanée sont strictement contemporaines. Ces rejetons de la fin du XIXe siècle ont donc presque cinquante ans à la fin des années trente, lorsqu’on en fait des symboles du monde moderne. Leur cristallisation en symbole ne peut qu’être en retard par rapport à la modernité réelle.

L’architecture jouit d’un statut privilégié dans le contexte de l’après-guerre. Nombre d’artistes sont intéressés de contribuer à son renouveau en réalisant des oeuvres. Ils souhaitent participer à la construction d’un environnement porteur de spiritualité. La photographie des dessins de Matisse pour la Chapelle de Vence n’est-elle pas emblématique de ce contexte ?

C’est par le père Couturier que Lucien Hervé fait la connaissance de Matisse, de le Corbusier et de Léger. Ce rapprochement des milieux catholiques progressistes avec des artistes qui sont parfois d’anciens communistes peut paraitre étrange mais ne l’est absolument pas dans le contexte de l´immédiat après guerre, par cette volonté commune qu’ils ont de reconstruire des valeurs humaines en mettant l’art au service de l’”esprit”. Ces artistes cherchent tous à sortir de la peinture de chevalet pour réaliser un art qui puisse toucher la masse. Hervé est sûrement sensible à la découverte des dessins au trait de Matisse, où l’on retrouve une stylisation du noir et du blanc, un sens de l’abstraction et de l’épure qui sont les même dans ses photographies.

Mais plus encore que le dessin, n’est ce pas aux papiers découpés de Matisse qu’Hervé est sensible, lui qui disait : “ce sont les ciseaux qui ont forgé mon regard, j’ai fait de la réduction un geste plastique où tout ce qui est superflu doit disparaître.”

Matisse disait “je coupe dans la couleur”, comme Lucien Hervé coupe dans le réel avec ses ciseaux. Leur démarche se rapproche dans cet effort de rigueur et d’économie de moyen. Mais en tant que photographe, il est probable qu’Hervé, qui utilise un medium en noir et blanc, ait été plus attiré par ces dessins au trait de que par les compositions découpées qui lui posent le problème de la couleur.

La frontière ténue entre photographie documentaire et abstraction sur laquelle Hervé se tient est-elle à inscrire dans le débat de l’après-guerre sur l’abstraction ?


Lorsque Hervé se met à la photographie, après la guerre, on est dans un climat intellectuel qui se méfie de toute forme de figuration, associée aux régimes totalitaires, qu’il s’agisse du nazisme ou du réalisme socialiste. On assiste au retour en force de l’abstraction, qualifiée pendant la guerre d’”art dégénéré”. L’humanisme particulier d’Hervé, plutôt distant et biaisé, s’explique en partie par cette mise en retrait de la figuration, forcément sujette à soupçon. Hervé a cet humanisme critique d’une seconde génération qui s’interroge sur la possibilité de réinscrire la figure humaine dans les arts.

Concernant toujours ce débat abstraction -figuration, faut-il interpréter l’emploi du gros plan comme une manière de renseigner sur le tout avec la partie, ainsi qu’Hervé le dirait lui-même, ou bien comme une com-position en soi, où l’architecture devient un prétexte ?

Cette tension se couple chez Hervé avec une interrogation, qu’il a dû poser à plusieurs reprises au cours de sa carrière : est-ce que je fais oeuvre ou est-ce que je fais document ? Dois-je conserver une fonction documentaire à mes images? On sent bien, pour certaines images, qu´Hervé est dans la pure jouissance des lignes et des lumières. On remarque aussi parfois qu’il se sent obligé de se retirer pour faire oeuvre d’enregistrement. Cette tension est un point d’intérêt spécifique de son travail.

L’Unité d’Habitation de Marseille, la première à être construite par le Corbusier en 1949, était loin d’être du goût de tous et il fallait certainement avoir un oeil éduqué pour en apprécier l’intérêt esthétique. Comment expliquer la véritable empathie d’Hervé pour le bâtiment, dont il réalise 650 photographies en une seule journée ? Est-il intellectuellement préparé à découvir ce chantier ou bien s’agit-il d’une véritable découverte in situ ?

L’appareil photographique, comme “machine à photographier”, entretient un rapport de connivence avec cette architecture que l’on a qualifiée de “machine à habiter”. En photographiant un chantier, avec ses ouvriers au travail, Hervé reprend l’une de ses obsessions, celle de la figure humaine inscrite dans la structure architecturale. C’est également sa première rencontre avec le béton, un matériau à mon avis déterminant dans son travail. Il représente une surface plus dense que la dentelle de la Tour Eiffel. Sa texture accidentée capte bien la lumière et permet beaucoup plus de variations chromatiques dans les gris. En quelque heures, Hervé découvre avec enthousiasme un matériau porteur de nouvelles possibilités chromatiques, un système de pensée et une architecture.

En réponse aux photographies qu’Hervé lui envoie, Le Corbusier lui écrit : “vous avez l’âme d’un architecte.” Il dit l’âme et pas l’oeil. Cette distinction est-elle liée à la volonté qu’a Hervé d’aller au-delà de l’architecture telle qu’on la voit ?


Hervé ne se contente effectivement pas de rendre visible une structure, ou l’apparence de la chose, mais bien d’en saisir une vérité en revenant à son intention première : l’idéal de l’architecture, son dessin ou dessein, comme organisation de l’espace. Il tente de retrouver l’intention qui préside à la forme architecturée et atteint cet objectif par sa grande capacité plastique d’abstraction. Cela implique de savoir tenir à distance les apparences pour rechercher une forme de permanence.

Cette recherche expliquerait aussi la façon qu’il a de travailler en série et de présenter à le Corbusier ses tirages découpés et agencés sur un carton coloré. Présentées sous la forme de planche, les images ne suivent aucune chronologie, mais un autre ordre logique...

Ces planches ont un aspect cinématique important. Aujourd’hui, on se focalise plutôt sur tel cliché particulier parce qu’on y trouve une vraie magie des formes, mais il est important de les recontextualiser pour sentir la compréhension progressive du bâtiment par le biais de la photographie. Je reviens à cette distinction de l’oeil et de l’âme. Il y a surtout, de la part de Le Cobusier, une volonté de dire qu’à l’instar de l’architecte qui construit des bâtiments, Hervé construit véritablement des images, la photographie n’étant pas simplement un prélèvement du réel mais d’abord une construction de lumière. La notion de construction photographique peut servir de fil rouge au travail d’Hervé. Le Corbusier lui a d’ailleurs écrit : “ Vous avez l’âme d’un bâtisseur.”

Walter Benjamin écrit aussi que “la nature qui parle à l’oeil n’est pas la même que celle qui parle à la caméra”...

Le mythe de l’architecture moderne a été créé autant par les photographes que par les architectes et Lucien Hervé a pris plus que sa part dans cette construction. Bien souvent, le photographe prend le pas sur l’homme du documentaire. Il y a des libertés prises avec la forme. On est dans une diffusion de l’architecture moderne un peu fantasmatique, voire “mensongère”. Hervé a beaucoup fait pour l’architecture moderniste de son temps qu’il a magnifié. La vision que l’on a de ces architectures aujourd’hui est totalement filtrée par son regard, si bien que l’on peut être déçu lorsqu’on est en face du bâtiment réel. On s’aperçoit que ses rapports de volumes ne sont pas si impréssionnants, justes et équilibrés que ceux que la photographie nous avait transmise.

Devenu par la suite le photographe attitré de Le Corbusier, Lucien Hervé se voit commander des reportages photographiques sur les grands chantiers urbanistiques d’après-guerre. Son sens analytique le prédispose à « comprendre » cette nouvelle architecture et à en dévoiler les enjeux sous-jacents. Son engagement communiste n’est-il pas déterminant pour le traitement de ces sujets et pour la vision qu’il en propose ? Cette sensibilité à l’aventure collective qui le fait photographier les ouvriers sur les chantiers, ou les constructeurs de route en Inde n’est-elle pas intimement liée à son engagement politique ?

Hervé est l’homme d’une époque et d’une génération. On peut replacer son travail dans le contexte de la photographie moderne qui a beaucoup magnifié le travail. Qu’il s’agisse de François Kollar en France, de Rodchenko en Union Soviétique ou des photographes américains de l’époque du New Deal, le chantier est pour tous un endroit positif, porteur de valeurs de progrès. C’est un lieu vecteur d’utopie qui devient presque paisible. La façon très graphique dont Hervé traite ses silhouettes d’ouvriers se détachant sur les grilles du béton armé n’est pas sans rappeller aussi les Constructeurs de Fernand Léger.

On trouve d’un côté les chantiers, l’aventure collective porteuse d’utopie, de l’autre un photographe particulièrement sensible au thème de la solitude et de la pauvreté, à des formes d’exclusion sociale...

Lucien Hervé semble être un homme partagé entre des utopies auxquelles il adhère et la conscience de leurs limites. Son humanisme est moins évident, optimiste ou béat que celui de Doisneau ou de Ronis. Son emploi fréquent d’ombres portées, cette façon de saisir l’homme isolément dans le cadre, en discordance avec son environnement, donnent aux images une tristesse retenue.

En comparaison de ces photographes qui recherchent la complicité de leur modèle, l’approche d’Hervé parait assez froide et distanciée. En taisant l’anecdote et le cas particulier qui le sépare de son modèle, il semble chercher ce qu’ils ont en commun, par le seul fait d’exister.

Par leur approche pittoresque, Boubat et Doisneau recherchent d’abord la caractérisation d’une situation, la scène ou l’incident alors qu’Hervé va au contraire vers la généralisation. Son traitement abstrait de la figure humaine a la même fonction qu’avec l’architecture, celle de tendre vers un propos général. Il y a peut-être, plus que chez d’autres, une recherche de ce qui fait la condition humaine de l’immédiat après-guerre, une volonté d’objectiver une situation individuelle ou spécifique. Il s’agit toujours de transcender une expérience singulière avec la photographie.

Concernant les recherches abstraites de Lucien Hervé, celle intitulée : « le beau court la rue », réalisée en 1968, est-elle à inscrire dans le contexte de mai 68 ?

On trouve dès les premières photographies d’Hervé une sensibilité à la poésie de la rue. Son intérêt pour les affiches, dans les années 60, rejoint une tradition esthétique qui voit dans les murs de la ville le support d’une expression populaire. Cette dernière regagne une actualité avec les affichages sauvages de 68 et les slogans. Les murs deviennent des surfaces d’inscription des angoisses et des utopies qui attirent l’oeil de nombreux artistes. Brassaï réalise dans cette idée une série sur les graffitis qu’Hervé connaissait certainement.
L’autre intérêt de ses recherches abstraites est aussi la volonté qu’il a de s’exprimer par la couleur, ce qu’il n’a jamais pu faire pendant des années, dans le contexte de ses commandes. Au cours de sa carrière, Hervé a certainement été frustré de ne pas pouvoir rendre compte de la couleur, qui était une dimension très importante des architectures modernes. Il s’est forcément interrogé sur les possibilités d’en donner un équivalent visuel noir et blanc. L’exploration de la couleur coïncide avec une expression plus personnelle de l’artiste, à la fin de sa vie.

Que penser de la reconnaissance tardive de Lucien Hervé en tant qu’artiste ? N’y a-t-il pas contribué, lui qui disait, si modestement, dans une interview : « “Il y a un esprit du siècle, que vous voyez ou non, vous êtes traducteur de l’esprit de ce siècle.” Hervé n’a-t-il fait que voir l’esprit de ce siècle pour le traduire avec talent ou bien a-t-il apporté quelque chose en propre ?

Lucien Hervé a rejoint une génération d’architectes modernes qui a été la première à saisir ce que les procédés de reproduction mécanique de la photographie pouvaient apporter à la construction du mythe et à la diffusion de l’avant garde. A l’instar d’autres photographes, il a abondamment contribué à diffuser cette esthétique avec intelligence. Si la démarche d’Hervé reste une spécificité qui est celle de sa génération, il en reste l’un des plus éclatants représentants.
S’il fallait, par ailleurs, cerner ce qui fait la singularité d’Hervé, au sein d’une scène européenne de l’époque, elle tiendrait à sa grande rigueur, à son économie de moyen et à la façon, tout à fait originale, dont il se tient sur la limite entre abstraction et figuration; celle avec laquelle il cherche, par delà une apparence extérieure des choses, à rendre compte d’une idée, d’un dessein et à faire que chaque expérience de la vision soit saisie dans une réflexion plus générale. Qu’il s’agisse de la scène de genre, de la photographie de mode ou d’architecture, on trouve cet effort constant pour transcender l’expérience photographique en une vision construite.

Entretien avec Quentin Bajac, conservateur en chef du département de photographie au Centre Pompidou, Paris pour le magazine hongrois Fotomuveszet, n°4/09, septembre 2009.