previous 29 / 55 next

Dreamtime Habiter

  • visuel-multiprise
Dreamtime est le titre choisi pour les expositions collectives organisées chaque été dans les grottes du Mas d’Azil. Il se réfère à ce que les Aborigènes appellent « Temps du Rêve ». Un état germinal du monde qui précède la formation de la terre, une mémoire des origines accessible par le truchement de rituels. Dix artistes ont été conviés à rêver le temps des premiers habitants de la grotte. En une époque de « désenchantement de l’art », la résurgence du mythe dans la création contemporaine est fréquente. Peut-être parce le mythe a cette capacité de structurer un rapport au monde fondé sur sa démesure, où la fascination et la crainte s’articulent en des récits ambivalents. Une ambiguïté qui garde toute sa pertinence pour penser l’état de notre monde dont les contours instables subjuguent autant qu’ils inquiètent. D’où venons-nous, où allons-nous… Armés de casques de spéléologues, les artistes s’engagent dans les chambres, plateaux et galeries de la Grotte du Mas-d’Azil pour sonder ses cavités, se connecter aux bouches d’ombres creusées par une rivière dont on entend partout le murmure.

Dans les entrailles de la terre

Un crâne de squelette réalisé par Jean Luc Favero dans la Galerie Monumentale marque le seuil d’entrée de la grotte. Le visiteur pénètre cette boîte crânienne de quatre mètres d’envergure pour se retrouver en face d’un crâne humain exposé. Une analogie se met en place par cette relation de contenu à contenant. Elle télescope la forme du crâne, « container premier de l’esprit», à celle de la grotte ainsi décrite comme espace à la fois physique et mental. C’est tout le sens du titre (et de l’orthographe) donnés à ce troisième volet de Dreamtime, « HabitéR. » : les artistes habitent la grotte autant qu’elle les habite. Ils quittent le « white cube » amnésique et lisse pour entrer dans un « dark hole » mnémonique et chargé. Ils passent d’une histoire de l’art à une histoire de l’homme.

Habitée pendant 50 000 ans, la grotte du Mas d’Azil fut un centre important de la région pour le marché du silex. Nécrophorus, une pièce réalisée par le tandem d’artiste Magali Daniaux et Cédric Pigot, rappelle cet affrontement des hommes à la matière. Elle se compose de deux gros blocs massifs en cristal de sel.  D’épaisses chaînes en acier fixées aux blocs (de 220 kilos) relient des bracelets de force en cuir. La polysémie de la pièce tient au fait qu’il s’agit de sel, un minéral employé  dès le Néolithique pour conserver les chairs du gibier. Son titre évoque aussi les pratiques mortuaires de l’Egypte ancienne qui employait le carbonate de sodium pour momifier le corps des rois et les préserver du pourrissement. Nécrophorus évoque les défis prométhéens de la technique face à la fragilité humaine, une rivalité audacieuse avec le divin, la transgression d’un ordre naturel qui donne vie et la recycle.

Inversement à cet effort d’arrachement à la matière par lequel l’homme maîtrise progressivement la nature, Chiara Mulas aborde la grotte sous l’angle, fusionnel et régressif, du « retour à la Terre Mère ». Tendue dans une cavité, une toile écran est le réceptacle de sa performance filmée. Nue et peinte en rouge sang, couleur renvoyant à l’idée de sacrifice rituel comme à l’intérieur du corps, l’artiste évolue dans les anfractuosités de la roche. La grotte devient l’espace de projection d’un grand corps mythologique, de ce « ventre-cerveau » que représente pour elle le Mas d’Azil. L’exploration symbolique des entrailles de la terre prolonge aussi l’histoire de cette partie de la grotte où l’on découvrit autrefois des sanctuaires. Génératrice et sustentatrice de ce qui vit, la Terre-Mère est aussi celle qui avale les vies parvenues à leur terme.

Par delà nature et culture

Partant des reliefs accidentés du site, Myriam Mechita a agencé ses pièces de façon à dresser les contours d’une dramaturgie mystérieuse. Une cascade de chaînes se déverse dans l’éboulement rocheux. De l’autre côté du gouffre, des formes cristallines scintillent sur un promontoire autour duquel apparaissent les dépouilles argentées de chevreuils décapités, comme jetés en pâture à d’obscures divinités chtoniennes. De chatoyants filets de perles s’échappent de leur cou mutilé, assimilant le sang versé à une matière précieuse. Le brutal et le merveilleux se télescopent dans ce scénario sacrificiel de la dépense et de la perte. Il évoque ces dons rituels ou potlach qu’étudia l’ethnologue Marcel Mauss. En saccageant ses biens, l’homme primitif s’élevait de sa condition d’homme, liée à la valeur d’usage des objets, pour entrer dans un ordre supérieur de dépense et s’approcher du divin. La pièce de Mechita tire sa dynamique d’un jeu de forces contradictoires où les éléments s’enchaînent et se déchaînent à la fois. D’un point de vue psychologique, elle évoque les mécanismes passionnels d’aliénation par une personne ou par un lieu et le recours à une forme d’exutoire pour s’en délivrer. Sur une paroi de la Salle du Temple, contrebalançant cette relation tumultueuse au site, apparait le tracé lumineux et aérien d’un dessin réalisé par une main invisible. Il s’agit de la reproduction d’une peinture rupestre de la grotte du Mas d’Azil, inaccessible au visiteur. Charley Case et Thomas Israël l’ont dupliqué à l’aide d’une palette graphique pour la replacer dans le circuit de l’exposition, la faire renaître dans le regard des visiteurs. La révélation de cette forme occultée a la portée, symboliquement forte, d’un dialogue phénoménologique avec le passé. Une idée que synthétise cette phrase des artistes : « grâce à toi je suis, grâce à moi tu restes. » Elle peut aussi se référer à l’hypothèse du préhistorien Jean Clottes selon laquelle les images pariétales seraient suggérées à l’homme primitif par la forme même du rocher. Il ne ferait en ce sens que matérialiser les contours d’une vision produite par la roche pour la dévoiler. Le dessin représente une silhouette hybride d’homme superposée à celle d’un animal. Des ramures de cervidé prolongent le profil humain, en référence possible à ces « animaux alliés » que séduisaient les chamanes pour gagner leur sympathie. De par son renouvellement périodique, la ramure du cerf symbolisait pour eux le cycle de la vie et de la mort, la puissance régénératrice d’une nature infatigable.

La confrontation de l’homme à l’animal se poursuit avec les images animées de danseurs que Delphine Gigoux-Martin projette sur les parois de la Salle Mandement. Pour réaliser ces dessins animés, elle a demandé à un danseur de mimer des postures animales. Les indices de leur différence et de leur proximité apparaissent dans ces étranges chorégraphies. Elles évoquent les danses animalières que réalisaient les chamanes pour transformer un rapport conflictuel de prédation en un dialogue possible entre congénères. « Le problème de notre nourriture, c’est qu’elle est faite entièrement d’âmes »1 expliquait un chamane à un anthropologue. Réalisée par Elsa Sahal, la céramique intitulée Cul/Jambes joue également sur un glissement zoomorphique de l’anatomie humaine. Son caractère érectile renvoi possiblement à un moment décisif d’évolution de l’homme devenu bipède. Mais l’artiste céramiste a donné à sa paire de jambes l’aspect pachydermique de pattes d’éléphant, comme un rappel ironique de notre posture antérieure, sur quatre pattes. Ses Autoportraits en forme de grotte sont des céramiques pleines d’étrangeté. Leur forme organique se confond aux promontoires rocheux qui leurs servent de socle. Elles semblent être revenues de la white cube pour retrouver leur matrice. Dans cette obscurité des origines, on contemple les jeux subtils de brillance et d’opacité qui animent ces pièces régressives. Elles semblent livrer des autoportraits de l’artiste-créateur en proie à la matière, à une exorcisation de ses méandres intérieurs.

La poésie des objets


Réalisée par le tandem Daniaux &Pigot, une maisonnette clairement identifiable amorce un retour à la civilisation. Elle reprend la forme de cabanons, disséminés dans toute l’Asie du sud-est, destinés à recueillir des offrandes populaires faites aux esprits pour se placer sous leur protection. Déjà exposée à Moscou et à Nice, son contenu varie en fonction du contexte géographique où elle s’inscrit. Une constante de l’installation : la réplique miniature de la chaise couverte d’un bloc de graisse réalisée par Joseph Beuys. Hommage est fait à cet artiste chamane qui fit de la fonction prophylactique des objets un thème récurent de sa réflexion esthétique. Un diffuseur d’odeurs sollicite régulièrement nos narines par ses effluves subtiles, éveillant de la sorte notre sens le plus animal. La maison semble si bien avoir trouvé sa place que les artistes en ont supprimé les pilotis. La voici bien rivée au sol, face à une partie dégagée de la grotte qui s’ouvre sur une vue de route goudronnée longeant la rivière. Digne d’un roman d’anticipation, ce panorama de début ou de fin du monde s’accorde à la tonalité de leurs pièces. Exposés dans une galerie bordée d’ossements, leurs crânes d’animaux à la surface enduite de peintures employées pour les carrosseries de voitures de luxe offrent un contrepied insolent aux traditionnelles Vanités. Epargnés du jaunissement et des craquelures irrévocables, saisis dans le lisse, ils sont promis à la jeunesse éternelle. Sophie Dubosc protège également un os de mammouth de sa dégradation irréversible en réalisant sa copie en bronze. Son exposition dans une vitrine paléontologique, à côté de l’original, cristallise l’écart temporel qui nous sépare des premiers hommes. Ainsi transposé dans la grotte, le dispositif muséal rendrait presque mélancolique. Il souligne notre relation ténue au passé via ses vestiges fragiles et rares ; la tentative de recomposer, à travers eux, quelque pans de nos origines. Exposées dans le voisinage de la vitrine, des silhouettes humaines réalisées en cire prolongent cette impression de reconstitution incomplète. Ces corps vulnérables et amoindris aux membres délicats provoquent un sentiment ambigu de malaise et d’empathie. L’une de ces Figure bras jambe lie une jambe fléchie à un bras replié dont la main tâtonne le sol. Elle évoque tout autant une attitude cérémonielle que la posture, rampante et craintive, d’une créature aveugle. Réminiscence de la peur archaïque du noir qui est celle de notre enfance ? Obscurantisme d’un monde contemporain oublieux de ses origines, où tout se conjugue au présent ? Ces corps monstrueux, et pourtant si humains évoquent aussi l'idée, inquiétante, de mutation de l'espèce. On ne sait finalement rien sur les devenirs possibles de notre constitution physique, si ce n’est que notre apparence actuelle est totalement transitoire. Chez Dubosc comme chez Daniaux & Pigot, le mélange de données archaïques et futuristes a pour effet de replacer le présent dans une temporalité élargie à celle de l’univers et de ses possibles mutations.

Les œuvres contemporaines trouvent toute leur place dans cette grotte où surgirent les images d’une humanité naissante. Elles établissent un dialogue, un contrepoint, un mélange de temporalités qui ne peut laisser indifférent. Les artistes semblent s’être laissé happer par ces cavités pleines d’une obscurité prolifique, ou gagner par cette « lumière antérieure à celle du soleil » dont parlait Roger Caillois. L’imagination serait-elle la vraie demeure de l’humanité ?

1.Qu’est ce qu’un corps ? Ed. Musée du quai Branly/Flammarion, 2006


Marguerite Pilven, pour la revue Multiprise, juin-septembre 2011.